⁂ Etude de cas : se réparer par la maternité, les « bébés-résilience ».
« Dieu m'a
murmuré son nom » : le cas de Madame L
Cette étude de cas permet d'aborder un trope redondant lorsqu'est mobilisé l'interpellation culturelle : les migrantes feraient des enfants uniquement pour obtenir des papiers. Cette assertion, nous l'avons entendu à plusieurs reprises, y compris de psychologues. Sur plus de 300 familles consultés en dix huit mois, une seule mère a admis avoir fait un bébé pour cette raison. Cela valait bien la peine de s'arrêter sur ce cas qui, ainsi présenté, pourrait faire office d'exception confirmant la règle. Disons le de suite : nous allons voir comme cette situation tendrait au contraire à généraliser ce que nous pourrions nommer le concept de « bébés-résiliences ».
Madame L
Nous appellerons donc cette dame âgée de 42 ans « Madame L ». Avant que le nourrisson de Madame L ne sorte du service de néonatalité du CHC, sa situation met l'équipe en éveil et nous sommes prévenus de son entrée dans notre service par la cadre énonçant un “là, c'est pour toi” signifiant “un cas compliqué se présente”. Ce qui alarme l'équipe avant la prise en soin de cette dame, c'est qu'elle est connue des services judiciaires et sociaux notamment parce que son ancien compagnon entame une longue période d'incarcération pour homicide. Ce qui semble attendu du psychologue, c'est tout simplement de s'occuper de cette situation « chaude » ou du moins est-elle anticipée ainsi. À ce niveau, la catégorisation de la situation s'appuie sur la modalité d'enfermement, le judiciaire, et c'est ce trope qui est pour l'instant mobilisé.
En attendant, cette mère et sa fille sont orientées en HAD pour le suivi de la prématurité sévère de cette dernière. Nous nous rendons dans le quartier de Cogneau-la-Mirande, en plein « Chicago », chez cette dame : on dirait une madone, elle est énorme ! Elle nous reçoit allongée sur son lit, sur le ventre. Elle tourne la tête vers nous de temps en temps, ou se mets sur le flanc si elle veut nous regarder dans les yeux. Sa jupe courte laisse voir l'essentiel de ses énormes cuisses ; l'appartement précaire est fermé, il y a une odeur de sueur rance dans l'air. Contre elle, sa petite, minuscule, dort tranquillement. L'entretien débute par la question habituelle, comment la grossesse s'est-elle passée ?
Au cours de quatre entretiens, Mme L va détailler une vie marquée par de nombreuses fractures.
Elle est arrivée d'Haïti il y a plus de vingt ans avec sa mère, en passant par le Suriname. Au lycée, elle rencontre un jeune homme dont elle tombe amoureuse – un peu trop tôt, mais elle croyait alors en l'amour dit-elle. Caustique, elle raconte sa timidité d'adolescente. Elle n'est pas la seule à être attirée par lui mais c'est elle qui aura sa faveur – elle en est la première étonnée. Elle tombe assez vite enceinte d'un premier enfant. Au cours des cinq grossesses (la petite qui dort à côté d'elle est la cinquième), Mme L sera toujours Pré-éclampsie. C'est-à-dire qu'à chaque grossesse, à chaque accouchement, elle risquera sa vie et passera toujours près, voir un peu trop, de la mort.
Elle aura deux enfants avec ce premier homme mais il va très vite se détourner d'elle. C'est normal explique-t-elle, une cousine jalouse a fait le Chembois : elle a appelé « l'esprit des bois » pour l'ensorceler et le faire venir à elle. C'est pour cette raison que d'un homme aimable, affable et amoureux, il deviendra violent jusqu'à essayer de la tuer en la frappant avec des briques. Avec sa façon de raconter, lorsqu'elle évoque la fois où il a lancé ce parpaing qui a frôlé son crâne alors qu'elle était au sol, on ne peut qu'imaginer la scène avec elle.
Seule, isolée, « dieu parle dans [sa] tête » pour lui dire de fuir. Elle entend sa voix et s'en va nue dans les rues, direction Kourou. Elle est rattrapée et envoyée en psychiatrie. La façon dont Mme L dit devoir la vie à la psychiatrie ferait une excellente publicité pour inciter le politique à lui donner les moyens de maintenir et d’accroître son efficience. Là bas, au repos, elle va se défaire de ses angoisses. Le Chembois ne l'a pas suivie explique-t-elle de façon un peu embrouillée. Elle restera internée avec des antipsychotiques et des anxiolytiques plusieurs mois, ce qu'elle vivra comme un répit – d'autant plus que le personnel est à son écoute, précise-t-elle. Pour ses deux premiers enfants, elle sait ne plus pouvoir y compter : ils sont placés et vivent à présent chez la mère de Madame L. Elle les voit une ou deux fois par semaine mais, affirme-t-elle, elle sait ne pas pouvoir se considérer comme étant leur mère. Avatar des sociétés matrilinéaire, elle se contente de se satisfaire de leur présence chez sa propre mère qui s'en occupe comme s'ils étaient ses enfants.
En attendant l'histoire va se reproduire. « Tu sais » dit-elle, « avant, j'avais beaucoup d'hommes. Je n'étais pas comme maintenant ! J'étais belle ! » Et puisqu'elle n'avait pas les moyens financiers, elle va séduire les hommes contre de l'argent. Elle l'admet : elle s'est prostituée des années durant. Elle raconte comment elle les accostait, les séduisait, évaluait leurs richesses, 'contractualisait' leur relation : il s'agissait de savoir à quoi s'en tenir. Une de ces rencontres, parmi les plus sincères, la conduira à une troisième pré-éclampsie avec un homme, « un blanc » qui voulait lui donner un enfant mais va la quitter après avoir manqué de décéder d'un cancer. Le Chembois a décidé de cette nouvelle infortune sentimentale. Elle sent de nouveau les angoisses revenir, les envies de partir avec « dieu qui lui parle dans [sa] tête ». Sachant où trouver du soutien, elle retourne d'elle-même en psychiatrie où, il faut bien le dire, pour la deuxième fois, le personnel lui 'sauve la mise'.
Le père de son avant-dernière fille (une petite de trois ou quatre ans qui vie chez elle, la seule qu'elle a pu garder à ses côté, avec son bébé) est donc incarcéré un an avant le début du suivi en raison d'un homicide commis peu de temps avant l'accouchement. Madame L avait alors déjà rencontré son dernier compagnon. Au moins ce dernier ne la menace pas, ne la frappe pas, et fait des « jobs ». Il est en situation illégale, avec le temps elle ne l'est plus. Un enfant aiderait peut-être monsieur à avoir des papiers, alors elle accepte de faire sa petite dernière, en dépit de la peur de décéder à l'accouchement et de fait, elle sera de nouveau pré-éclampsie. Si elle n'avait pas eu sa personnalité et sa verve, elle y serait passée. Elle raconte avec une colère très contenue et matinée d'une belle dose d'ironie son accouchement. Du fait de douleurs, elle s'est rendue à l'UGO (Urgences Gynécologiques et Obstétriques). Seule dans un couloir de la maternité, se vidant de son sang, elle se sent alors partir. Un médecin coutumier du fait lui dit de rester calme, rien d'anormal selon lui. Elle attend encore puis attrape la blouse d'un autre médecin de passage et lui hurle : « je sais que je vais y passer là, je m'y connais ! » Il l’ausculte, ouvre les yeux de panique et la fait accoucher en urgence. Une infirmière, après la naissance, lui reprochera son attitude : « elle était aussi mal baisée que le [premier] docteur ! J'aurai dû les faire se rencontrer ».
Madame L a une façon bien à elle de raconter les choses, à chaque fois il faut se retenir pour ne pas rire lorsqu'elle raconte ce qui compose pourtant les éléments d'une vie dramatique. De toute façon, elle n'a plus de larmes...
Nous demandons la raison choix du nom de son enfant : « C'est Dieu, c'est lui qui m'a dit son prénom ».
Ce suivit sera écourté. Madame L va nous faire réaliser deux « VAD blanches » (deux absences à son domicile lors de notre passage) alors que la sortie du service sera anticipée : sa petite préma va très bien. On peut sans trop se tromper interpréter ces absences comme la volonté de Madame L de ne plus agiter ce passé au cours duquel elle a eu tant de malheurs et frôlé de si près la mort - un peu trop souvent. Elle est encore fragile, elle le dit : « encore un coup, et tout peut basculer ». Mais elle sait parer les coups et doit estimer que nous n'avons pas besoin d'en savoir plus. Pierre Clastre disait qu'un système qui ne se laisse pas observer est un système qui n'est pas pervertit [par le monde]. Si elle ne veut plus nous voir, c'est qu'elle va bien.
Avoir un enfant : créer un ancrage symbolique plutôt que faire un calcul froid
Nous avons été étonné d'entendre Madame L expliquer avoir eu un cinquième enfant avec son dernier compagnon pour que ce dernier ait des papier. Elle est attachée à lui, mais sans plus : indépendante, elle sait ne rien avoir à attendre d'un homme. Elle croit bien plus aux esprits (le Chembois) qu'à la force des sentiments amoureux. Elle savait qu'elle serait de nouveau pré-éclampsie, qu'elle risquerait de mourir à l'accouchement ce qui a effectivement été le cas. Il nous semble devoir nous faire aucune illusion sur le fait qu'elle ait accepté de frôler de nouveau la mort pour qu'un fumeur de joints sis dans son canapé, lorsqu'il est là, obtienne des papiers français. Qu'avait-elle a y gagner ?
Si Madame L a accepté de prendre ce risque, la raison est ailleurs, sous nous yeux. Allongée, là, Madame L s'occupait de son bébé minuscule, né peut-être avec un poids dépassant à peine le kilo. Cette enfant dont le nom lui a été soufflé par dieu selon son expression, venait combler le manque des trois enfants placés de longue date et que Madame L ne considère pas comme étant ses enfants.
Madame L dépareille de l'essentiel des autres patientes Haïtiennes car elle est présente de longue date sur le territoire. Néanmoins elle aura perdu la garde de deux enfants, le troisième vivant chez la famille de son père. L'éloignement de l'enfant est un thème récurrent dans la clinique de cette population.
1-conjurer les pertes
Beaucoup d'Haïtiennes quittent leur île alors qu'elles sont déjà mères. Il est impossible de voyager avec tous ses enfants à la fois : c'est trop cher, trop dangereux. Elle doivent répondre à une question terrible digne de ce qu'Habermas nomme les dilemmes surérogatoires : « qui dois-je choisir pour venir avec moi, lequel de mes enfants dois-je abandonner ? Qui choisir, en sachant qu'il n'est pas certain de revoir un jour ceux que je vais laisser ? »
Il est impossible d'assumer entièrement ce dilemme s'inscrivant contre le sens conféré à la parentalité. Et il est ravivé lorsque l'enfant qui est venu développe un handicap ou lors des crises d'adolescence, à fortiori quand elles sont marquées du sceau de l'identité blessée par un entre deux culturel malaisant. Il est impossible de chasser l'idée que ça se serait passé différemment si elles avaient pris l'autre – cet autre qui parfois leur en veut de ce « choix » vécu comme un abandon.
Peut-on imaginer ce qui se passe dans la tête d'une mère qui a fait « ce choix » ?
Le fait d'avoir un nouvel enfant une fois qu'elles sont en Guyane est une modalité de résilience. C'est la promesse d'un nouveau départ, souvent après la rencontre d'un homme qui a le même vécu de rupture interculturelle qu'elles. C'est une façon de bâtir ici une structure familiale, de créer une attache symbolique, de donner sens aux souffrances vécues.
2-s'engager dans un nouveau cadre psycho-socio-temporel
D'autres n'ont pas eu d'enfants à laisser. Elles sont jeunes mais ici, avec leur compagnon, le couple va décider, là encore pour dépasser la vie dure qui est celle des migrants en france, de faire un enfant, gage de futur. Car là est le second élément venant justifier une maternité : il faut bien croire en quelque chose, et ce visage du futur, c'est un nouveau né. Le bébé sera le signe du renouveau, la providence (ce n'est pas pour rien que c'est « dieu » qui a soufflé à Madame L le prénom de sa fille)
En revanche il faut imaginer si le bébé devient les bébés, ce que ressentent les parents ! Sans moyens de subsistance, nous sommes témoin qu'accoucher de triplés est synonymes de souffrances psychosociales terribles...
3-une recherche affective face à la solitude
Le voyage vers la Guyane a souvent été traumatisant. Là encore, avoir un enfant permet de dépasser ce traumatisme qui ne réside pas seulement dans les raisons du départ ni dans le traumatisme de la pauvreté, mais entre ces deux moments. L'enfant est parfois conçu dans le temps de la migration ou alors dans le moment de rencontre d'une connaissance juste après l'arrivée. Il n'est pas un sens à trouver, il est la conjuration de la difficulté du voyage. Bon nombre de migrants ont cru décéder au cours de leur trajet : en Guyane, les drames de la traversée existent aussi.
L'enfant est un être qui vient combler la solitude des mères. A qui peuvent elles donner de l'attention et de l'amour ? A personne. Qui est là pour recevoir leurs caresses ? Personne. Qui les regarde avec des yeux grands comme des billes ? Personne. Seul un enfant peut venir combler ce besoin d'affection à donner autant qu'à recevoir.
C'est une façon de mettre du sens sur des failles créées par des vies mettant à mal l'unité de la personne et les capacités à établir une continuité biographique, annihilant les perspectives temporelles futures.
4-sauver un enfant
Enfin, il ne faut pas non plus négliger le fait que certaines mères viennent accoucher en france non pour que le bébé y ait des papiers, mais pour sauver ce bébé. La violence en Haïti contraint nombre de mère à fuir un mari violent et surtout les menaces des bandits au début de leur grossesse. Fuir, laisser derrière elle leur famille est la seule solution pour sauver cet enfant à venir mais aussi leur propre vie. Ajoutons que le prix à payer pour une césarienne en Haïti est équivalent au prix du voyage. Mais là-bas, il n'est pas pris en charge par la solidarité collective – une patiente nous racontera de ce fait avoir perdu un enfant, faute de pouvoir payer les médecins d'une maternité de Port-Au-Prince.
Chez Madame L, tout ces éléments se mêlaient. Une vie ayant un sens précaire, des enfants perdus, une envie de donner de l'amour et de l'affection, un vécu de violences...
En attendant, l'étude de ce cas nous semble illustrer les problématiques globales des mères issues de la migration en Guyane. Il nous semble illustrer aussi la mesure dans laquelle peut être rejeté ce trope considérant que les migrants décident froidement, par calcul, par pure rationalité déshumanisée et déshumanisante, de faire des enfants simplement pour avoir des papiers.
Au contraire, cette étude nous paraît mettre en évidence le concept de « bébé-résilience », le fait de donner naissance et d'accepter un enfant pour conjurer des blessures psychiques et créer du sens.