❑ La demande en HAD : approche de la Demande inversée

 

Ce texte vise à présenter la spécificité du travail de la demande, plus exactement du passage de la commande à la demande en HAD. Il nous semble que ce travail est marqué par une sorte d'inversion. Nous qualifions cette situation de demande inversée, avant de détailler plus en avant dans un autre texte les spécificités du travail de terrain.


1-La demande canonique : le temps de la commande

Le professionnel de la psychologie et surtout celui ou celle qui détient le titre de psychologue est amené à « se trouver face ». Face à quoi ? Son positionnement étique, épistémique et professionnel le conduira à se poser cette question, ou au moins à se poser la question de ce qui lui semble naturel lorsqu'il se trouve « face ».

Non seulement le professionnel peut se trouver face à une unité, mais en plus cette unité peut être composée de plusieurs personnes, individus, sujets, etc. D'autre part la posture du « face » n'est pas toujours à prendre au sens littéral comme le prouve l'expérience analytique où le psychanalyste se place en principe hors du champ de la vue de l'analysé. En allant plus loin, ce « face » ne renvoie pas à une simple situation de présence mais cette présence contient aussi la révélation d'un horizon social bien plus large, un horizon éthique par exemple chez Lévinas. Le lieu de cette rencontre est un autre élément, le décor est en quelque sorte le visage du cadre global, le marqueur identitaire, le stigmate de l'institution au sens entendu en psychosociologie depuis Enriquez, en 1992.

Le moment de la rencontre n'est jamais neutre. Non seulement il a une antériorité mais en plus le présent étant le passé du futur, l'anticipation de la rencontre donc le futur de la rencontre joue dans le présent. Pour être plus précis, lorsqu'une personne ou un sujet se trouve face à un psychologue, il est rare qu'il n'ait une idée d'un futur souhaité sur lequel ouvrirait cette consultation.

La rencontre, en psychologie, est donc d'abord l'entremêlement de deux temporalités déjà intriquées elles-mêmes dans des processus itératifs. Si ces temporalités se rencontrent c'est qu'il existe des forces souvent marquées par des motifs et des intentionnalités, plus précisément des rationalités et des attentes prononcées.

Le professionnel doit rester maître de ses intentionnalités et rationalités. L'objet de la rencontre est de déterminer les rationalités de la personne ou de l'entité qui se trouvent être soumis à son analyse.

La psychologie nomme la phase de rencontre et d'élaboration d'un cadre commun de travail (nous n'apprécions pas le terme de 'contractualisation') d'analyse de la Demande – notons Demande en ce cas avec un grand 'D'. La Demande, c'est ce qui est adressé au professionnel, ce sont les attentes, motifs, rationalités, sensations de besoin, etc. qui ont conduit la personne ou l'entité a s'adresser ou à être adressée au psychologue.

Cette Demande est souvent exprimée assez simplement, et souvent se présente-t-elle comme étant assurée : « je viens vous voir pour mon fils qui prends un mauvais chemin, il m'inquiète », « je t'adresse ce patient qui est totalement dépressif », « notre patron soutient un management toxique ».

Or il s'agit ici plus exactement de ce que la psychologie nomme la commande. Il s'exprime dans ce cas non pas une simple attente mais une commande presque commerciale, l'attente d'un service rendu dans une situation qui se présente à la personne comme étant conflictuelle, à tous le moins questionnante. Au final il est attendu du professionnel une résolution de la part d'un commanditaire, le psychologue étant considéré comme un passeur assurant par sa technique le passage d'un état problématique à un état final de bien être.

Cette commande contient plusieurs injonctions, certaines étant parfois explicites en termes de résolution attendue ou bien en termes de technique (« il faut me faire passer un test, je suis certain.e que je suis HPI ») ou de reconnaissance (« tu vas voir, je vais t'envoyer untel, c'est un cas typique de TSA »)

Toutes les professions ne considèrent pas de la même façon cette commande. Certaines l'acceptent telle quelle. Pourtant, il semble qu'elle est en soi non pas une affirmation diagnostique mais plutôt un symptôme ; la commande contient au-delà de ce qui est dit, ce qui est tue, et ne contient pas en entier loin de là tout ce qui compose son fond et qui sera considéré comme étant la demande (notez le petit 'd'). Pour faire une analogie, si un patient vient voir son médecin « pour faire diminuer la fièvre qui l'assaille », on se doute que le médecin fera un entretien en profondeur pour déterminer ce qui a provoqué cette fièvre, et traiter ce qui s'avérera certainement être une maladie plus complexe.

Le psychologue, dans une logique relativement similaire, répond à la commande en la retravaillant pour la faire basculer vers cette demande, ce qui est nommé 'l'analyse de la Demande'.

Cette analyse ne se contente pas d'être un simple entretien nosographique, une histoire détaillée de ce qui est considéré par le « demandant », appelons-le ainsi, comme ayant concouru à fonder le problème pour lequel il vient consulter ou il est envoyé consulté, fut-elle fournie et relevée.

Il ne s'agit pas en effet lorsque la commande est reçue de lui fournir un contexte ; pour le psychologue, la commande est tel un iceberg, la partie immergée et gelée d'une problématique qui reste à déterminer. Au même titre que le rêve, elle offre un contenu explicite, et surtout un contenu latent qu'il faut absolument déterminer.


2-Le passage de la commande à la demande

La demande, explique Louis (2012) qu’elle émane du sujet lui-même, d’un tiers ou d’une institution, elle sera toujours considérée à l’aune d’une analyse et d’un décryptage du sens qu’elle peut recouvrer. Qui demande quoi ? Au bénéfice de qui ? Qui est en souffrance?

La commande est une adresse au professionnel. Contrairement à d'autres professions, l'adresse au psychologue que la personne est amenée à consulter est pensée, parfois profondément : c'est un construct psycho-social et si une personne décide d'aller consulter le psychologue c'est bien souvent après avoir délibéré sur un temps long. Lorsque la personne est adressée par un autre professionnel (un enfant qui est amené devant le psychologue par un éducateur par exemple) la commande est peut-être moins bien définie et pensée mais elle s'ancre toujours dans un ensemble de représentations et d'idéologies parfois non conscientisé.

L'adresse, la commande doit être déconstruite par le psychologue et ce sera le cas au cours d'un temps parfois assez long mais dans les premiers moments, il s'agit au moins de comprendre :

-les représentations affiliées aux termes employés par la personne consultante/demandante (qu'est-ce que veut dire dans la phrase « je ne vais pas bien » le « bien » : comment est-il évalué, par rapport à quels éléments ? Le « je » est-il constaté par d'autres personnes (est-ce d'autres personnes qui disent ou admettent que 'je' ne vais pas bien) ? Dans quelle mesure ce « je » est-il un « nous » ? Le mouvement induit par le « vais » est probablement un élément central de l'épokhé, un synonyme de rupture plutôt qu'une continuité comme s'il s'agissait d'un voyage, etc.). Il s'agit de dresser une archéologie sémantique de la commande, de déterminer le sens comunément compréhensible, ce qui est entendu dans ce que Wittgenstein nommait les jeux de langage.

-les temporalités de la commande : depuis quand le constat sous-tendant la venue du demandant est-il posé, formalisé ? Quel(s) élément(s) déclencheur(s) ont concouru à venir adresser cette commande ? Une commande est d'abord une temporalité prenant souvent difficilement place face à d'autres dans des conflits de temporalité et de rationalité

-la rationalité du demandant concerne ses attentes explicites (pourquoi vient-il ?) mais surtout la façon dont il considère la personne à qui il émet son adresse. Sur les épaules des psychologues tiennent tout un tas de fantasmes et bien peu sont heureusement congruents avec la réalité. La rationalité a un dernier niveau, l'idéologie ou les idéologies auxquelles se rattache le demandant car ici se loge sa représentation du monde et de son être au monde, le sens de son existence pour lui et le sens conféré à l'existence des autres

Ces premiers entretiens sont aussi l'occasion de déterminer des éléments signifiants pour le professionnel, suivant ses grilles de lectures et parfois suivant celles qu'il connaît sans maîtriser : après tout, un autre professionnel serait-il peut-être mieux à même de mieux traiter la commande.

Au terme de plusieurs entretiens, un parfois, souvent plus, le psychologue peut enfin reformuler la commande et la transformer en demande. Jamais cette demande est identique à la commande. Encore une fois, l'adresse de la commande vise à instrumentaliser le professionnel à qui elle est exprimée afin qu'il « serve » à ce pour quoi le demandant estime qu'il doit « servir ». Or le psychologue tient un cadre, maîtrise un espace au sein de celui-ci le demandant sera soumis à un travail à tous les sens du terme : souffrance, flexion et réflexion puis délivrance. Le psychologue ne s'inscrit pas, selon-nous, dans une relation de service.


3-Le passage de la commande à la demande : reconnaissance de l'adresse

Le demandant réalise une adresse au psychologue et ce dernier, à notre sens, ne peut se contenter d’accroître une aperture dans le réel du sujet pour laisser la parole s'y déverser. La commande est une adresse qui attend réponse. Le demandant est sujet, au sens « d'assujeti ,» à un ensemble de contingences et s'il vient voir le psychologue c'est qu'il sous-entend ne pas être en état de s'en sortir seul, d'être sous dépendance d'un élément ou d'un ensemble d'éléments qui l'affecte et le contraint. Au fond, il estime ne plus être responsable et cette commande fonde l'attente d'une réponse adéquate fournie par le professionnel qu'il a en face de lui. Notons que la Demande, systématiquement, traite de la perte. Elle est de l'ordre de ce que nous avons nommé plus haut « la mésinscription ». La personne vient voir un professionnel car un 'état' ayant été estimé acquis ou bien susceptible d'être acquis (une 'envie') a été perdu. Parfois la commande mentionne même directement la perte. Par définition, le symbolique c'est la scission ; l'acceptation de cette scission permet le sens. La perte de sens, pour reprendre les termes de Giust-Desprairies, c'est la souffrance.

L'attente de cette réponse sous-entend l'habilitation du professionnel aux yeux du patient. Nous disons bien « à ses yeux » et non pas « à ses oreilles » car le psychologue ne peut donner la réponse que le demandant souhaite entendre.

La personne ne s'estime donc plus responsable de sa situation, ce dont elle ne se rend pas encore clairement compte, en principe. Cependant, le psychologue ne peut ni être responsable du devenir de la personne ni faire fi de cette adresse.

Le passage de la commande à la demande, le traitement de la Demande est d'abord une reconnaissance mutuelle, une habilitation commune des rôles dans lesquels se trouvent les deux parties. Le psychologue se doit de répondre à la personne en face de lui. Le professionnel doit ainsi se mettre en situation de proposer ce qui selon lui constitue « l'horizon » de la commande. A travers un ensemble d'échanges, le psychologue va s'en aller chercher de l'autre côté du miroir ce qu'il s'y cache. Ce qui s'y cache constitue un horizon à travers lequel le psychologue va inviter à cheminer. Cheminer, c'est déterminer une orientation et une méthode (méthode et chemin ont la même origine, comme le rappelle Heidegger).

Il s'agit donc pour le professionnel de dresser sous forme d'hypothèse ce qu'il estime être sous-jacent dans la commande c'est-à-dire, par le biais d'une synthèse, de fixer une orientation au suivit : de ce qui fondera le point de départ et de ce que le binôme va traiter, et la façon dont « cela » (fixant le cadre, symbolique et physique, qui devient « ce là ») va se faire. À travers cette démarche, le psychologue, en retour de la commande qui, nous l'avons dit, est une marque de déresponsabilisation du patient, créé un espace idoine à l'expression du demandant et le rend donc de nouveau responsable – mais un responsabilité hors de l'autonomie, car le travail reposera sur la dépendance à la dynamique commune du travail entre patient et psychologue


4-La Demande en situation écologique

Si nous avons traité ici du passage de la commande à la demande, c'est jusqu'à présent dans un cadre quasi canonique, dans le cadre où une personne vient dans le bureau du psychologue de façon volontaire. C'est oublier que le psychologue n'est pas nécessairement dans un bureau, c'est encore plus vrai lorsqu'il est en HAD. L'analyse de la demande, « ce mode et ces principes d’entrée dans la rencontre et d’un travail psychique » dit Louis (2012) est parfois « enrayé (…) par le fait même que les personnes (...) ne sont pas dans une demande manifeste d’aide » ou bien par le contexte d'intervention, comme c'est notre cas du fait d'intervenir au domicile.

Surtout, un élément intermédiaire existe et vient complexifier la commande : l'institution.

Dans le secteur hospitalier, en psychiatrie encore plus ou dans le cadre d'entretiens d'orientation professionnels - les exemples pourraient être multipliés - la commande est directement ou peu s'en faut adressée par l'institution ; la personne en face du psychologue est souvent porteuse d'une adresse avec laquelle elle ne fait pas corps.

Un autre élément à prendre en compte lorsque l'on traite de la demande est celle implicite non pas du demandant mais... du psychologue lui-même, ce psychologue qui lui non plus ne fait pas nécessairement corps avec l'institution. Dans bien des cas, le professionnel se bat pour son poste à chaque entretien. Il se trouve ainsi être en attente voir plus, dans le besoin de situations permettant de justifier de sa présence, de son regard, de sa pertinence. Le psychologue est donc souvent lui-même en demande. À cela s'ajoutent les différentes facettes de son désir, à la suite de ce que Lacan nommait le désir de l'analyste (Cerf de Dudzeele, 2007)  : désir d'être un professionnel reconnu, désir de se sentir épris de son travail, désir d'être pris dans des relations thérapeutiques avec des personnes pour lesquelles il va parfois éprouver, dans le plus pur contre-transfert possible, des affects excessivement forts .

Nous l'avons dit, le psychologue en HAD ne se voit adresser aucune demande de la part des patients à fortiori en pédiatrie ou le patient, le bébé, âgé de quelques semaines, ne peut être le demandant. Le patient devient ainsi la famille du patient mais elle-même ne considère pas nécessaire de consulter un psychologue et la persistance d'une conception instinctuelle de la relation parents-enfants (« l'instinct maternel ») n'est pas la dernière raison poussant à refuser de le voir. Les parents, les mères surtout, estiment qu'elles doivent éprouver un instinct maternel qui les pousseraient comme par magie à devenir une bonne-mère. Lorsqu'elles se rendent compte que ce n'est pas si simple, elles cherchent à le cacher, à refouler ce qui constitue un fond d'autant plus désespérant qu'il va de pair avec une désillusion (il n'est pas toujours si agréable d'être avec un bébé...). Les soignants, bien souvent, véhiculent un restant de cette conception. De surcroît en pédiatrie le bébé est déjà traité pour des pathologies parfois sévères, incapacitantes, questionnantes et le parcours hospitalier est fréquemment traumatisant. De ce fait, consulter un psychologue en plus des autres soignants, remuer les douleurs ressenties, se révèle à priori au-dessus des forces de ces personnes.


5-La demande inversée

De ce fait, si le psychologue en HAD pédiatrique attendait qu'on fasse appel à lui pour se rendre sur le terrain, jamais il n'interviendrait.

Par conséquence, il se trouve à devoir faire émerger une demande qu'il estime latente, à se rendre de son propre chef chez les parents des patients (qui vont devenir « ses » « patients1 ») à les amener à se confronter à des éléments problématiques pour justifier de sa présence auprès de sa direction (qui demeure incapable, nous l'avons dit, de bien cerner sa place), de son encadrement direct, de ses collègues de terrain.

En somme, la demande est totalement inversée...

Pour ce qui est de l'encadrement, nous l'avons signalé, son incapacité à cerner le rôle du psychologue n'est pas déconcertant : dans notre organisation, elle fait écho à l'incapacité de laisser à l'humain une place authentique. La présence du psychologue est seulement déterminée par la contrainte institutionnelle et si les postes des psychologues ne sont pas pourvus, toujours est-ce autant de masse salariale en moins. Nous voilà prévenus, le psychologue doit par son action justifier de sa présence : les périodes de creux dans la file active sont des moments délicats à gérer pour lui.

En ce qui concerne la direction d'équipe, le problème est différent. Elles sont tenues par des professionnels de soins adaptés à la spécificité de la patientèle concernée par le service, des experts. Le psychologue n'est en revanche pas nécessairement au fait des problématiques spécifiques du soin destinés aux patients auprès desquels il intervient. Il lui est donc nécessaire de prouver la pertinence de son regard pour autre chose que des « comportements bizarres ». Nombre de psychologues interviennent seulement sur les « rebuts » des institutions, lorsque celles-ci s'avèrent incapables de traiter des problématiques. Il est alors dans une posture où on attend de lui de faire de la tératologie, de faire comme s'il pouvait repousser les limites d'une institution qui n'accepte justement pas toujours d'avoir des limites. De là à dire que les psychologues interviennent seulement là où tout à échoué et où ils ne peuvent qu'échouer, il n'y a qu'un pas que nombre de psychologues ont franchit faute de pouvoir faire autrement.

Le psychologue doit pouvoir prouver qu'il est en mesure et surtout qu'il est nécessaire de le voir intervenir dans toutes les situations. De fait, pour être direct au risque d'être un peu brutal, le psychologue en HAD ou dans des services similaire espère que les situations lui permettront de justifier de la pertinence de sa présence.

Les professionnels d'un soin spécifiques considèrent que le psychologue ne peut être au fait, comme ils le sont, de la spécificité et de l'expertise du regard dont ils sont porteurs. Or le domaine de la réflexivité est celui du psychologue et s'exerce sur l'humain, et non sur une patientèle spécifique. En apportant des éléments et problématiques qui viennent de l'autre côté du miroir, le psychologue peut être perçu comme faisant de l'ombre à l'expertise du professionnel du soin, comme si la scène qu'il révélait était signe d'une limite des capacités d'analyse du professionnel du soin. Or les scènes ne sont pas nécessairement en concurrence même si elles s'opposent. Il nous arrive ainsi de comparer les regards des professionnels envers une personne à un tableau cubiste : la relation de chaque professionnel lui permet d'entrevoir une face différente de la personne. Ces facettes gagnent à être compilées en réunion d'équipe par exemple, surtout si elles s'opposent (par exemple une mère qui montre aux infirmière qu'elle va bien et pleure abondamment en présence du psychologue), afin de dresser une synthèse complète permettant au collectif d'être d'autant plus clairvoyant dans son intervention.

1La HAD pédiatrique relève de l'institution hospitalière, les personnes sont donc des "patients", souvent considéré nous l'avons dit, par certains personnels de la direction surtout, comme des clients.