⁍ La Guyane : spécificité du terrain, décors et horizon 3/4 : la superstructure
Superstructures Guyanaises : une société aux rapports sociaux pluri-vectoriels
« Comparée aux autres territoires de l’outremer français, la diversité culturelle de la population résidant en Guyane est une réalité sans équivalent. Géographiquement localisée (...), elle est d’autant plus importante à prendre en compte qu’elle structure très largement la vie économique, sociale et politique du département » (Cambrézy , 2015). Entre les Amérindiens, les Bushinege, les Créôles, plusieurs population sont natives de longue date de Guyane et ce sans compter les migrants des pays alentours, présents depuis deux ou trois générations, dont certains s'identifient fermement au territoire (Jolivet, 2013) comme c'est le cas pour les Chinois et surtout les Hmongs. Il est même, dans une certaine mesure possible de différencier les Haïtiens arrivés dans les années 2000 de ceux arrivés vers 2016 (début de l'implosion institutionnelle d'Haïti du fait de la vague de criminalité et de l'épidémie de Choléra, facilitation du passage des Haïtiens vers le Suriname).
Ces dynamiques démographiques sont génératrices de tensions larvées. Si l'on se penche sur les populations « originaires » de Guyane, les amérindiens, ils seraient aujourd'hui environ 10.000 soit moins de 3% de la population du territoire. C'est sans compter des ethnies telles les Karipuna que nous avons déjà évoqué et dont l'identité remonte à la fin du XVIIIème siècle et ne peuvent être considérés comme étant stricto sensu des amérindiens d'un point de vue historique, même s'ils revendiquent l'être d'un point de vue ethnique (Collomb, 2013). Certains amérindiens nous ont dit se considérer comme « impurs » du fait d'avoir « du sang » (sic.) brésilien, ce qui les empêche, nous ont-ils expliqué, de recourir à certains rites symboliques. De fait, nous a-t-il semblé, leurs habitus relèvent d'avantage de celui des migrants brésiliens même s'ils bénéficient de la nationalité française et d'une inscription dans un réseau relationnel permettant aux hommes par exemple, d'obtenir des emplois dans des collectivités publiques. Leurs lieux de vie demeurent parfois des cases de mauvaise facture (Collomb, 2013).
Mais dans l'imaginaire collectif, les populations amérindiennes demeurent peu considérées lorsque l'on parle de population originelles, Jolivet (2013) rappelle que jusque dans les années 1960, les amérindiens étaient qualifiées de « primitifs ». Le système des Home et la culpabilité de se dire amérindien jusqu'à récemment, a conduit a invisibiliser radicalement ces populations vivant déjà dans des villages souvent reculés. De ce fait, il est en général entendu, lorsqu'est mobilisée la notion très relative de population 'locale', que l'on parle de la population créole Guyanaise. Or celle-ci est devenue à son tour marginale. « L’exemple des Créoles de Guyane invite à une (...) réflexion. Longtemps, ces derniers ont voulu être clairement distingués des multiples autres groupes socioculturels vivant sur leur territoire, sur la base de leur étroit rapport au modèle occidental ; ils cherchent aujourd’hui à affirmer une culture « authentique » quel que soit le caractère fantasmatique de la notion d’authenticité –, distincte des modèles auxquels ils se référaient précédemment, sans pour autant abandonner leur conception d’une hiérarchie susceptible de les maintenir au premier rang » (Jolivet, 2013, voir aussi Carde, 2010). Les créoles sont ainsi devenus minoritaires numériquement face aux Bushinenge à l'ouest, aux Haïtiens à Cayenne, et même probablement face aux créoles Antillais... Au niveau linguistique, le créole Guyanais est de ce fait probablement moins parlé que les créoles Antillais et surtout Haïtiens. Les langues des Bushinenge, les « Taki-Taki » sont bien plus usités ; elles demeurent des langues maternelles sur le fleuve voir la seule langue de nombre de locuteurs (Benoît, 2018). Enfin, le vieillissement de la population Créole en Guyane est assimilable à la démographie vieillissante des créoles Antillais (Clarke et al. 2022). L'impact socio-démographique et économique sur cette population est important, puisqu'elle doit se concentrer sur le soutien de ses aînés dans une situation où les carrières ont été incomplètes ou incomplètement déclarées, les revenus peu élevés et les conditions de travail usantes (Breton, Condon et al. 2009). La solidarité intergénérationnelle est rendue nécessaire par le manque de structure de type EHPAD et la pauvreté relative des aînés, autant qu'elle est permise par la structure familiale (Clarke et al. 2022). Au contraire, la démographie des Haïtiens, leur intégration dans le territoire font qu'ils deviennent rapidement français « créoles », mais des créoles moins Guyanais que les créoles Guyanais, s'il est possible de se permettre cette expression. Notons que la similarité des structures familiales Haïtiennes et Guyanaises favorise le rapprochement et les mariages – constat extensible aux familles Bushinenge.
Les Créoles Guyanais occupent une position socio-économique avantageuse1 (Théry, 2015) dans ce DROM (Département et Région d'Outre-Mer) marqué, nous avons appuyé dessus précédemment, sur une économie au contraire totalement défaillante. Plus précisément : la nature de la pauvreté est équivalente pour toutes les populations résident à long terme en Guyane, ce n'est pas le cas pour la nature de la richesse où métropolitains et créoles dominent. Cambrézy (2015) citant Jolivet explique : « la décentralisation leur a donné [aux Créôles] un pouvoir qui, précédemment, appartenait à la minorité métropolitaine. Pour être bref, on pourrait dire, à l’aide d’une terminologie un peu vieillie, que les Créoles sont passés de l’état de majorité dominée à celui de minorité dominante. »
Estelle Carde résume la conclusion idéologique qui est faite par les créoles de cette situation triplement paradoxale (légitimité territoriale/minorité numérique/position socio-économique dominante) : « Les Créoles sont [ainsi] particulièrement sensibles à cette rhétorique, eux qui considèrent que l’immigration, associée à des taux de natalité élevés, les a rendus minoritaires chez eux (…) De là à faire de [l'immigration] la cause de la [situation économique et sociale difficile], il n’y a qu’un pas, que certaines statistiques aident à franchir : les étrangers sont accusés d’importer la pauvreté a délinquance ou encore les maladies (notamment l’épidémie du VIH, qui affecte la Guyane plus qu’aucun autre département français, et alors que 80 % des patients qui y sont suivis sont étrangers). Le contexte départemental donne ainsi remarquablement prise à la rhétorique gouvernementale nationale sur la nécessité de limiter les flux migratoires » (Carde, 2010 ; Chérubini, 2012). Cette politique s'est durcie à partir des années 1990 au point de devenir un véritable « régime d'exception » (Curet, 2020). « La police de l’air et des frontières (PAF) explique Cambrézy (2015) procède à des expulsions massives du territoire. Coûteuses, juridiquement complexes et parfois conduites de manière expéditive, celles-ci visent en priorité les Brésiliens et les Surinamais ». « En 2017 et 2018, afin de pallier l’arrêt des vols commerciaux reliant la Guyane au Suriname, les expulsions vers le Guyana (limitrophe du Suriname) étaient organisées par... hélicoptère, pour un coût tant financier qu’écologique exorbitant. Elles sont désormais assurées par avion privé » détaille Lucie Curet (2020). Cette politique se double d'« obstacles à l’obtention de la nationalité. Parmi ceux-ci, la décentralisation des décisions au niveau des préfectures associée à « l’obligation de résultats » à laquelle ont été soumises les diverses administrations concernées a eu pour effet de multiplier les motifs de refus, légaux ou non*. L’impossibilité d’apporter la preuve d’un séjour régulier d’au moins cinq ans, la démonstration d’une scolarisation effective, les factures d’eau ou d’électricité, les attestations de non-imposition impossibles à obtenir et jusqu’à la crainte d’une arrestation par la PAF dans les services préfectoraux, sont quelques-uns des motifs qui, en Guyane plus encore qu’en métropole, découragent efficacement les candidats à l’obtention de la nationalité » (Cambrézy, 2015). En somme, le traitement politique de la question migratoire participe à générer de l'illégalité (Piantonni, 2016)
L'explosion sociale de 2017 et le mouvement des « 500 frères » 2 sont à appréhender dans cette lutte symbolique et les rapports sociaux ainsi générés (Fouck et Moomou, 2017). En 2021, peu de temps après notre arrivée, des campements de migrants Syriens, des ensembles de tentes dressées dans des rues de Cayenne, ont été dégagés manu-militari par des civils. La maire de Cayenne, Mme Trauchimara déclarait à cette occasion : « Nous ne pouvons plus accepter ces situations, Nous n'avons pas les moyens. Nous allons donc agir avec fermeté, car cette situation est explosive. La Guyane est déstabilisée par ces arrivées de migrants. On est en situation d’invasion*. » 3. Curet intitulait sont article de 2020 sur la politique d'expulsion des migrants hors de Guyane (et souvent hors de la légalité) : « Expulser pour assurer la paix sociale »... Nous faisons l'hypothèse que l'épreuve d'une comparaison avec la métropole, dans une approche qui est celle de la théorie de l'identité sociale (Tajfel, 1971) portant sur deux dimensions limite néanmoins les débordements identitaires :
-l'épreuve du racisme par les Guyanais lorsqu'ils se rendent en métropole et qui nous a été rapporté à de nombreuses reprises lors de nos entretiens, (comparaison sociale négative-descendante, favorable à la catégorisation d'un groupe sociale « ensemble-Guyanais »)
-le sentiment d'être délaissé par la métropole et de partager sur un même territoire un abandon de la part d'un État dont la la politique envers le DROM demeure floue, inadapté et insuffisante. Sentiment d'abandon et de délaissement qui était à la base du mouvement de 2017 (Théry, 2017)
Cette cristallisation du débat autour de l'identité demeure contenue au moins parce que la notion de localité, en Guyane, est à relativiser y compris pour les Créoles dont les liens familiaux s'étendent nécessairement, sur plusieurs générations, sur une multiplicités de territoires (Dubost, 2020). Dubost étend ce même constat aux « Chinois ». Nous la relativiserons aussi parce que comme indiqué plus haut, l'explosion de 2017 a eu lieu après une crise locale du bâtiment, un des secteur employant le plus de main d’œuvre illégale. Il est donc possible de dire que la question sociale a été reporté sur la question migratoire, ce qui n'est pas un cas unique en france ni dans le monde, mais au moins les enjeux devaient-ils être détaillés dans le contexte Guyanais. Nous pouvons les résumer à travers la mise en évidence de plusieurs formes de violences détaillées dans les paragraphes précédents, autour des points suivants :
-résonance des violences historiques liées à la colonisation (massacre des indiens, déportation d'esclaves, mise en place de Homes, etc.)...
-...et à la décolonisation raté (instabilité étatique, impérialisme occidental)...
-...ayant conduit et s'étant renforcé par la déréliction des politiques économiques empêchant un développement économique endogène...
-...déréliction paradoxale puisque la Guyane française est le territoire le plus riche de la zone...
-...une économie paradoxale conjuguée à une faiblesse institutionnelle incapable de mêler justice sociale et démographie et de ce fait favorable à la génération de tensions sociales...
-...des tensions sociales prenant appuis sur une politique étatique de criminalisation de la pauvreté et de la migration...
-...qui trouvent écho dans le fait que les activités criminelles offrent le seul horizon possible pour envisager un facile enrichissement, dans l'optique d'une sortie de la misère...
-...dans un contraste toujours plus grand avec les « métros », présents ou non temporairement, avec un habitus d'éternels vacanciers, faisant vivre un imaginaire colonial basé sur le triptyque hédonisme-hérotisme-exotisme.
Notes :
1D'autant plus qu'ils sont les électeurs... les métropolitains votent majoritairement en métropole, les étrangers n'ont bien entendu pas le droit de vote (Pommerolle, 2010). à ce titre, la campagne des Brésiliens pour les élections à la présidentielle de 2022 entre Mms Lulla et Bolsonaro eut presque plus « d'écho » - au propre plus qu'au figuré - que celle des présidentielles en france.
*Souligné par nous
2Le nom de ce groupement est une référence évidente à un passage de la bible (1 corinthiens,15.1-7) : « Je vous ai enseigné avant tout, comme je l'avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, qu'il a été enseveli, et qu'il est ressuscité le troisième jour, et qu'il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. »
3https://www.radiopeyi.com/ consulté le 22/02/2023. Ces migrants Syriens étaient seulement au nombre de 160...