⁍ La Guyane : spécificité du terrain, décors et horizon 2/4 : l'infrastructure
[De même que pour le précédent texte, des tableaux manquent ici encore. Que l'on m'excuse, dès que je trouverai à les mettre, ils prendront la place qui leur revient.]
Infrastructure Guyanaise : aspects principaux d'une économie en crise
Économiquement, la Guyane « connaît une situation bien plus favorable que les pays voisins grâce aux transferts et à la redistribution nationale, mais la forte fécondité et la mortalité infantile relativement élevée rappellent davantage l’Amérique du sud que la France et l’Europe. Mais ces aides, qui font des départements français d’Amérique les territoires les plus riches de la Caraïbe et de l’Amérique du sud, entraînent un effet pervers, en aggravant le côté artificiel de la prospérité guyanaise tout en accentuant l’écart d’équipement et de niveau de vie avec les pays voisins : coûts, prix et salaires sont quatre à dix fois supérieurs à ceux du Brésil et du Surinam. Or c’est paradoxalement ce haut niveau de vie dû à l’appartenance européenne qui permet depuis quelques années une insertion progressive dans le sous-continent. » (Granger, 2008)
Théry (2017) rappelle que l'économie Guyanaise repose principalement sur l'export de bois et l'extraction de l'or. Ces deux productions profitent peu à la population locale, la Guyane subissant paradoxalement une pénurie de bois... Quand à l'orpaillage légal, ses effets sont guère moins néfastes que l'orpaillage illégal1.
L'économie est donc dépendante des importations en provenance de la métropole : « les services économiques de l’État, affirme Pomerolle (2013), estiment que les migrations sont absolument nécessaires à l’accroissement du marché intérieur guyanais – bien trop restreint pour soutenir une croissance endogène (nécessaire pour remplacer l’économie de transferts qui prévaut en Guyane depuis plusieurs décennies, comme dans d’autres territoires d’outre-mer). » Ainsi, la redistribution c'est-à-dire, pour rester dans le champ lexical du soin, la perfusion d'argent et la démographie semblent être les seules ressources économiques de la Guyane, ce qui n'est pas sans poser des contingences contradictoires dans le traitement de la question migratoire (Pommerolle, 2013) et à un moment où est prôné le « moins d'état ». L'économie endogène demeure peu développée ce qui constitue, nous l'avons dit, une donnée stable dans l'histoire de la Guyane depuis l'arrivée des Européens. La quasi totalité des biens consommés, y compris certains légumes pourtant domestiqués à l'origine dans la zone, demeurent importés de la métropole. La porte d'entrée est le port de Dégrade-des-Cannes, souvent qualifié de « port le plus cher du monde »2 avec en plus des performances médiocres (chute d'une grue nouvellement installée en 2021, incendie d'un transformateur en 2022...) Enfin, certains groupes chargés de l'importation de produits comme le pétrole ont été accusés de réaliser des profits indus sur « le dos des guyanais »3
En 2013, un rapport du sénat avançait que « Selon les données d’Eurostat pour 2009, avec un PIB par habitant de 53 % de la base européenne [« le PIB guyanais était en 2014 de 15 513 euros par habitant, soit environ deux fois moins qu’en France métropolitaine (30 782 euros) » (Théry, 2017)], la Guyane témoigne d’une création de richesse parmi les plus faibles d’Europe (…) À l’échelle de l’Union européenne4, la situation de la Guyane est comparable à celle des 22 régions de Roumanie, Bulgarie et Pologne dont le PIB se situe aux environs des 50%. » Et le sénat, à l'inverse de l'administration Guyanaise, de conclure que l'immigration est un problème économique...
Le taux de chômage est élevé, la pauvreté aussi.
Les calculs et approches varient mais convergent néanmoins : Autrive et Eliot rappellent que « 30 % des 202 500 habitants de la Guyane côtière vivent sous le seuil de pauvreté local de 420 euros/mois » alors « qu'en 2014 les prix étaient supérieurs, en moyenne, de 12% comparé à la métropole » (Théry, 2017) ; « En 2015, plus de 42 % du bâti de la CACL5 était défini comme étant spontané » (Autrive et Eliot). Selon l'INSEE : « En Guyane, 53 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 1 010 euros par mois, en 2017. En comparaison, ce taux s’élève à 14 % en France métropolitaine. Par ailleurs, la moitié des Guyanais sont en situation de privation matérielle et sociale, soit quatre fois plus qu’en France métropolitaine (...) concern[a]nt le logement, l’habillement, l’alimentation, les loisirs et d’autres besoins, tels que l’accès à internet à domicile ou la possession d’une voiture. Parmi cette population touchée par la pauvreté, certains Guyanais subissent une pauvreté plus intense [cumulant] au moins sept privations matérielles et sociales [témoin] de difficultés plus intenses dans la vie quotidienne. »
Ihaddadene et Leroux (2017) résument en un paragraphe la situation : « L’activité économique (...) est faible, en comparaison avec celle de l’Hexagone, et reste concentrée dans trois bassins d’emplois (Cayenne, Kourou, Saint-Laurent-du-Maroni). » Le « Port Spatial de l'Europe », le CSG, représente 16% du PIB6 de la région mais depuis la guerre en Ukraine (2022) l'agence Russe a décidé de cesser le programme Soyouz alors qu'un échec du lanceur Vega la même année venait interrompre le programme de fusées légères Italiennes. Début 2023, seuls les lancements des deux dernières Ariane 5 restent prévus, les travailleurs du centre spatial étant astreints au chômage technique. La concurrence par des lanceurs Low Cost constituant un problème pour le moins intersidéral. Les infrastructures touristiques sont peu développées (5% du PIB, Théry, 2017) et s'adressent à une population de soignants, d'enseignants et de hauts-diplomés issus de métropole, présents souvent pour un temps court et peu concernés par la pauvreté – sinon dans l'ignorance totale (et assumée...) de celle-ci.
Toujours selon Ihaddadene et Leroux (2017) « L’offre de formation (...) est limitée et les équipements publics sont souvent insuffisants ; trop peu d’établissements scolaires au regard de la croissance démographique » Le nombre d'enseignants vacataires, recrutés à bac+3 pour beaucoup sans regard pour leurs capacités pédagogiques réelles dépasse en 2023 les 30% ;
L'offre de formation n'est par ailleurs peut-être pas si adaptée : la première formation professionnelle permettant d'ouvrir sur les métiers du spatial est inaugurée en 2022 – au moment, nous l'avons dit, où le chômage technique devient la norme sur le pas de tir... Surtout, l'école n'a visiblement pas les moyens de contrer les inégalités, comme le laisse entendre Piantonni (2016) : « Le taux de non-scolarisation en primaire et collège des enfants de nationalité française de naissance est de 2,4 %. Les enfants de nationalités étrangères sont plus souvent non scolarisés (7 %). Un enfant de nationalité brésilienne sur dix n’est pas scolarisé. Les enfants de nationalité guyanienne et surinamaise ont également des taux de non-scolarisation supérieurs à la moyenne du département (respectivement 5,7 % et 7,5 %) ».
Conclusion de cette partie :
En conclusion, les éléments suivant :
-démographie galopante
-passages transfrontaliers
-taux de pauvreté
-la tension contraire entre migration/criminalisation des migrants,
-une redistribution limité à des groupes sociaux restreints
...aboutissent à un mix néfaste : un marché du travail parallèle et des tensions sur la pauvreté amenant à une détérioration des rapports sociaux. « En 2016, écrivait Théry (2017) le ministère de l’Intérieur a recensé [en Guyane] près de trois fois plus de violences volontaires (pour 1 000 habitants), quatre fois plus de vols violents sans arme et 13,5 fois plus de vols avec arme qu’en métropole, des chiffres qui sont parmi les plus élevés de tout l’Outre-mer ». Les deux principaux axes de l'économie criminelle sont l'orpaillage illégal et le trafique de stupéfiants.
Depuis la découverte dans les années 1850 des premiers filons, la fièvre de l'or à l'origine fondée sur le mythe de l'eldorado a trouvé un fondement matériel. Les Garimperos, les chercheurs d'or fouillent et retournent sans fin le sol de la forêt. Ces camps illégaux sont gérés par des criminels attirant, en faisant miroiter des gains immenses, des Brésiliens.nes en quête de revenus dans un pays frappé par la pauvreté. Ces personnes, sans le savoir se retrouvent à l'étranger, au Guyana, au Suriname ou en Guyane française, littéralement internés dans ces camps dont ils est impossible de s'échapper. Leurs maigres gains sont rapidement « aspirés » dans une économie circulaire (dépensés en biens de subsistance, alcool, drogue, jeu et prostitution) contrôlée par quelques truands. Le taux de survie est faible ; une patiente nous expliquera qu'une fois happée dans ce système, probablement aliénée de ses rêves de gains, de son passé (elle avait laissé derrière elle une fille qu'elle n'avait revu de plusieurs années) et sans aucun doute de son propre corps, sortir vivant de ce véritable piège ne faisait en soit guère de sens. C'est la rencontre fortuite d'un compagnon résident en Guyane de façon légale (traducteur pour la gendarmerie) qui la tirera de cette situation. « Là bas, il y en a beaucoup qui ne reviennent pas » expliquait-il lors du bilan d'entrée en HAD au cours duquel nous avions pu recueillir leur récit.
Le second axe économique illégal est donc la drogue et surtout la cocaïne. Selon certaines estimations, 1/3 des passagers de certains vols vers la métropole (3 par jours) seraient des « mules », c'est-à-dire avaleraient des « ovules » de cocaïne ou cacherait ce stupéfiant dans leurs affaires. En 2022, le vol raccompagnant des ministres s'étant déplacé en Guyane pour lutter contre le trafic de drogue devra faire demi-tour alors qu'il était engagé au dessus de l'atlantique... Un passager faisait une overdose, les sachets de cocaïne ingérés s'étant percés dans son estomac. Les « mûles » sont de tous âges. Les trafiquants les abordent et les convainc sans grande difficultés. Là encore, des systèmes sont mis en place à l’insu de ces mules pour qu'elles tombent sous la dépendance de cette activité.
Forcément, cette criminalisation des rapports sociaux a un coût social et psychosocial majeur. Evoquant les pathologies du travail et leur extension à la société, Christophe Dejours affirme : « Le travail clandestin constitue en général un facteur de risque pour le développement non seulement de la violence comme dimension émergente des rapports sociaux de travail, mais comme instrument d'exercice du pouvoir et de la domination (Dejours, 2011). Nous verrons plus tard que la Guyane est le territoire de la république où le taux de violences conjugales et plus globalement faites aux femme est le plus important.
Notes :
1Voir § 1.2.1.4-Aspects sanitaires
2Cf. l'article du quotidien France-Guyane du 17/02/2014 : « Dégrad-des-Cannes : peu performant et trop cher »par Kerwin ALCIDE & P.R. , https://www.franceguyane.fr/actualite/economie-consommation/degrad-des-cannes-peu-performant-et-trop-cher-331515.php consulté le 21/02/2023.
3Question écrite n° 19254 de M. Antoine Karam publiée dans le JO Sénat du 10/12/2015 - page 3330, https://www.senat.fr/questions/base/2015/qSEQ151219254.html consulté le 26/02/2023
4Notons ici que la Guyane fait partie de l'Union Européenne, mais pas de l'espace Schengen
5Communauté d'Agglomération Cayenne Littoral
6 Ce taux se retrouve dans un certain nombre d'articles sans jamais être réellement détaillé sauf, à notre connaissance, par Rosele Chim, 2007 pour plus de détail sur la période 1960-2000