❑ Les mères issues de l'immigration Haïtienne : caractéristiques et hypothèse - les bébés-résilience

 

L'objet de ce texte est de présenter les caractéristiques psycho-socio-symbolique des mères d'origine Haïtiennes vivant dans les squat en Guyane. Dresser ce contexte nous permet d'étayer une de nos hypothèse de travail, celle que nous nommes les "bébé-résilence".

Nous avons souligné la spécificité de l'île dite d'Ispanola où se trouve la République Haïtienne, du moins ce qu'il en reste. Selon le site internet donneesmondiales.com plus de 11 millions d'habitants vivent en 2022 dans ce qui, selon la banque mondiale, « reste le pays le plus pauvre de la région Amérique latine et Caraïbes et [compte] parmi les pays les plus pauvres du monde »1. Les indicateurs économiques continuent de se dégrader2. C'est le seul pays en paix, c'est-à-dire où il n'existe ni conflit inter-étatique ni rébellion par des groupes armés aux revendications politiques ou ethniques au sein duquel l'ONU fait intervenir des casques bleus. Nous avons souligné les étapes de désagrégation de ce pays depuis 2010 et le tremblement de terre du 12 janvier qui a ravagé la capitale, les ministères s'effondrant sur les élites dirigeantes, les universités et écoles de la capitale s'écroulant, ensevelissant à la fois les enseignants et leurs successeurs, les hôpitaux s'écroulant sur les médecins et malades. Avec l'instabilité politique qui n'avait pas attendu le tremblement de terre pour s'installer (pour un résumé de l'histoire d'Haïti, voir Audebert, 2012), les casques bleus et notamment les soldats Népalais ont de surcroît apporté le Choléra. Les typhons ont continué de dévaster l'île, les gangs de sévir. Un rapport de l'ONU de 2021 affirmait « En 2022, 4,9 millions de personnes devraient avoir besoin d'une aide humanitaire, soit une augmentation de 10 % par rapport à 2021. Environ 4,3 millions de personnes étaient en situation d'insécurité alimentaire aiguë en septembre 2021, un chiffre qui devrait passer à 4,6 millions en mars 2022. »

Dès lors « La fuite à l’étranger est (...) apparue comme l’une des principales réponses des [Haïtiens] aux contraintes historico-structurelles et conjoncturelles pesant sur eux. » (Audebert, 2011) Le rapport de l'ONU cité ci-avant avance un nombre de 1.7 millions d'Haïtiens vivant à l'étranger. Cette diaspora, on s'y attend, n'est pas socialement représentative du pays. Audebert (2011) précise : « l’émigration du personnel très qualifié et diplômé constitue une perte potentielle de productivité dans les secteurs exigeant la présence de compétences techniques (…) Les diplômés de l’enseignement supérieur représentent 20 % de la population en diaspora, mais à peine 1 % en Haïti (…) L’exode des cerveaux a des effets bien plus ciblés dans des domaines stratégiques comme celui de la santé. Plus du tiers des docteurs diplômés de la faculté de médecine de l’Université d’État d’Haïti ont émigré, ce qui prend une dimension particulière dans un pays ne disposant que de 2,5 médecins et 1 infirmière en moyenne pour 10 000 habitants et où les dépenses publiques pour la santé ne représentent que 1,5 % du PIB ».

D'un autre côté, la diaspora constitue la principale ressource du pays de par les capitaux qui sont envoyées aux familles par les migrants.

Les Haïtiens ou plutôt devrions-nous dire les Haïtiennes que nous avons écouté au cours de nos entretiens racontaient en général un parcours migratoire solitaire. Le déclencheur de ce parcours sont de plusieurs ordres :

-la fuite suite à des menaces et violences de gangs

-les violences conjugales

-les violences sexistes et faites aux LGBT

-la pauvreté et/ou la nécessité de se soigner

-des violences liées à de la jalousie et derrières lesquelles le Vaudoo, (les « maladies-fétiches », le « chembwa ») n'étaient jamais loin. La jalousie en Haïti est un motif qui revient souvent dans la descriptions des causes de départ, nous l'avons dit. Elle concerne l'attribution de causes de maladies (un père, une mère en Haïti qui auront des maladies non déterminées seront supposés atteints par le chembwa) mais aussi des atteintes réelles cette fois, causées par des empoisonnements. Plusieurs patients nous ont raconté des histoires aux scénario semblables : un proche achète une parcelle de terrain. Des voisins supputent des richesses cachées et, pris de jalousie, vont glisser une poudre empoisonnée sur un chemin, sur des vêtements qui sèchent, etc. sans distinction voire en ciblant les enfants. Nombre de patients nous ont ainsi montré les cicatrices aux jambes causées par ces empoisonnements. Certains ont perdu de l'audition, leur faculté d'élocution a aussi été atteinte.

Souvent ces modalités s'entremêlent-elles et aboutissent à décider un départ non-planifié et précipité. L'essentielle de nos patientes nous ont ainsi affirmé avoir fuit pour assurer leur survie et des fois celle de leurs enfants. Nombre d'entre elles ont quitté Haïti en y laissant au moins un enfant, souvent plus, confiés à de la famille. Le parcours migratoire est une rupture non seulement avec une société, mais aussi avec des liens familiaux, dont ceux avec les enfants laissés en arrière (il a parfois fallu choisir, s'il était possible de partir avec un des enfants, lequel prendre et lequel laisser – la souffrance en ce cas est, on s'en doute, terriblement fort et matinée d'une culpabilité qui va se porter sur les enfants qui ont suivi les parents)

Le trajet passe principalement par le Suriname pour une entrée sur le territoire Guyanais en traversant le Maroni. Une autre route passe par le Brésil qui constitue une étape parfois longue de plusieurs mois à quelques années avant qu'un nouveau départ ne conduise à entrer en Guyane du côté de St-George ou bien par la mer. Des drames en mer ont aussi lieu au large des côtes de la Guyane.

En général les mères disent avoir une adresse, un point de chute en Guyane, souvent du côté de Cayenne mais une fois sur place, cette solution peut s'avérer être une impasse ou pire, un piège. Plusieurs mères nous ont affirmé avoir été violées à cette occasion, une d'entre elle nous aura dit avoir alors été contaminée par le SIDA. Le départ est donc traumatique, l'arrivée l'est aussi : chez un proche, chez une connaissance, ces nouvelles arrivantes trouvent souvent un simple canapé, un accueil temporaire. Les mères doivent donc au plus vite trouver une case dans un bidonville, un squat, c'est en général à ce moment que se fait la rencontre avec un homme donnant lieu à une grossesse. Cette rencontre se fait dans bon nombre de cas du fait d'une identification : soit qu'ils aient la même commune d'origine en Haïti, soit qu'ils aient la même date d'arrivée, parfois les deux. Rares sont les couples se formant alors qu'ils se connaissaient avant le départ.

Les « cases » sont excessivement chères : sans eau et avec une électricité défaillante, une vingtaine de mètres carrés précaires se monte à plus de 200 ou 300€ mensuels. Les hommes tentent tant bien que mal de « jobber », de faire des « petits-boulots » mais les femmes qui bien souvent avant de migrer occupaient une « piti-biznes » se retrouvent démunies, sous la dépendance de l'homme rencontré. Ces derniers en profitent donc pour se constituer plusieurs cellules familiales. De fait, cette pratique est d'autant plus facile que le monsieur obtient un titre de séjour, ce qui inverse l'équation présumée par bon nombre de personnes qui voient les migrants comme une population cherchant à se marier et avoir des enfants dans l'espoir de régulariser leur situation. Pour les hommes il nous semble que c'est bel et bien l'inverse qui prime : en obtenant des papiers, ils vont pouvoir avoir des enfants, plusieurs femmes et s'en occuper – en faisant rarement plus que de verser des subsides.

Les femmes découvrent fréquemment que leur compagnon les trompe lorsqu'elle sont enceintes et que celui-ci s'en va vivre ailleurs.

Notons que les structures familiales Haïtiennes, au pays, telles qu'elles sont évoquées par les patientes sont différentes : plus stables, elles s'organisent autour de familles nucléaires concentrées sur une zone où existe une 'bitation'. Cette 'bitation' renvoi à la culture sous deux angles : sous l'angle de ce qui est cultivé en terme agricole, et sous l'angle de la 'culture-familiale' et le rapport aux ancêtres et aux esprits qui en découle. La rupture contient donc un versant de rupture avec une rationalité « mystique » (le terme est employé par les Haïtiens) qui n'est pas simplement porteuse de violence Chembwa mais fonde aussi des repères symboliques et intergénérattionnels qui vont manquer après le départ. En Guyane les Haïtiens rompent avec ce qui ressemble à un culte des ancêtre pour se centrer uniquement sur un rapport beaucoup plus individualiste à la religion protestante. Nombre de nos patients y compris ceux sachant à peine lire ou écrire ont à côté du lit la bible ouverte sur les psaumes. La lecture de ces psaumes, de courts paragraphes3, nous a semblé, tel un test projectif, refléter des thèmes à chaque fois singuliers des problématiques personnelles. En revanche peu se rendent fréquemment à la messe. La rupture avec le « chembwa » n'est pas totale, les peurs mystiques perdurent quand bien même nos patientes disent ne plus du tout croire dans le fétiche. Peu cessent de le craindre entièrement.

Avec l'arrivée en Guyane, un nombre important de femmes disent avoir des céphalées, de la tension, du diabète. Ces pathologies favorisent des grossesses à risque. Une patiente nous disait ainsi « la tension, le mal-à-la-tête, le stress, les grossesse prématurées tout ça, je ne connaissais pas avant de venir ici ». Elles attribuent ces pathologies au fait de « réfléchir trop », c'est-à-dire de ruminer autour de la situation causée par leur précarité financière, sociale, affective et surtout la crainte de la PAF... De plus le départ s'est fait avec un espoir de gain, mais la vie en Guyane est plus dure que celle en Haïti, exception faite de la violence meurtrière des gangs d'un côté et de la couverture sociale de l'autre.

Abordons ici un point majeur. Il s'agit du décalage entre les représentations d'avant la migration, où la Guyane était perçue comme un pays de cocagne, et la réalité de la vie, une vie matériellement et socialement plus difficile qu'en Haïti nonobstant les exceptions mentionnées ci-avant. Il en résulte dans de très nombreux cas l'inverse de ce qui était espéré : les migrants Haïtiens dépendent des subsides versés par la famille restée au pays alors que l'inverse était escompté. Certaines et certains décident de masquer cet échec ; il arrive même, nous a-t-on raconté à plusieurs reprises, que des Haïtiens empruntent des habits de soirée et se prennent en photo devant des voitures de luxe, pour faire croire à la famille à une réussite sociale en cours. Plus répandue est l'incompréhension des familles restées en Haïti. Pensant qu'être en france était synonyme d'abondance, ils imaginent que si leurs proches ne leur envoie pas d'argent, c'est qu'ils le gardent et à en jouir, oublient leur proches. Certaines mères ont laissé leurs enfants en Haïti nous l'avons dit. Ces derniers leur reprochent leur départ, quand les parents de ces mêmes mères reprochent une supposée pingrerie du fait de ne leur envoyer des subsides. Ces mères en Haïti ne savent pas que leurs filles sont, en Guyane, en peine pour se nourrir chaque jour. Inutile de dire que la tristesse de celles-ci est incommensurable et qu'en cas de grossesse, le risque de développer des dépressions puerpérales est extrême.

En Haïti, ces femmes pouvaient au moins travailler, étaient « actives » même (et surtout) en dehors de la façon dont le terme « activité » en france se superpose avec le salariat – venant ainsi nous rappeler que travail et aliénation au sens des manuscrits de 1844 de Marx, ne se recouvrent pas nécessairement encore dans toutes les sociétés.

Les violences faites aux femmes en Haïti atteignent toujours un niveau extraordinairement élevé. Une professionnelle du soin que nous avons côtoyé, issue de l'émigration Haïtienne nous expliquait à propos des violences sexuelles faites aux jeunes filles : « tu sais, en Haïti, il y a peu de filles qui y échappent ». Elle-même, en Guyane, n'avait eu son intégrité préservée qu'à la célérité de sa grand-mère qui avait perçu le danger encouru à la maison par sa petite-fille et la faisait littéralement se cacher chez elle pour ne pas la laisser seule avec un beau-père manifestant des intentions pédophiles.

En Haïti, le danger est encore plus grand. Une mère nous expliquait avoir été violée par un policier Haïtien à l'âge de 14 ans. « Avant » nous a-t-elle expliquée, elle n'avait pas vécu ce genre de situation estimait-elle « c'est juste que ma mère m'a fait gardé par des hommes à l'âge de huit ans. Je devais tout le temps faire des fellations ».

Notons que le policier qui l'avait violé sera atteint d'une rafale d'arme à feu. La maman que nous suivions nous racontera s'être rendue sur son lit de mort. L'ancien agent lui demandera le pardon, ce à quoi il se sera vu rétorqué « je ne te donne pas le pardon. Je suis contente que tu souffres, c'est moi qui t'a fait souffrir : j'ai fait le fétiche pour que tu te fasses tirer dessus ! »

Bien souvent les récits recueillis ne sont pas aussi explicite mais nous mentionnons une transmission réalisée auprès de nos collègue après une VAD chez une mère Haïtienne parturiente dans un bidonville de Kourou quelques jours avant qu'elle n'accouche :

VAD hier. Mme M nous attend (VAD avec diet) avec une certaine impatience (importante logorrhée). Nous explique sa crainte ++ de l'accouchement et de la douleur à ce moment ("je n'aurai plus d'enfants ensuite, je n'en veux plus, et puis cette grossesse est vraiment dure")


Evoque un sommeil difficile et des rêves dont le "contenu latent" nous paraît évoquer des problématiques familiales infantiles réactivés par la question de la maternité. En effet, suite à l'analyse d'un rêve en particulier (un taureau la charge, dans sa maison familiale en Haïti, elle se raccroche à une grosse branche d'un tronc pour s'en protéger) se révèlent des éléments de vécu factuels et fantasmatiques.

 
Le fait que le père de Mme ait du se 'replier' sur de l'élevage de bêtes (dont des taureaux...) ; le fait que ce père ait une 'bitation' négative (rapport déprécié aux esprits), que la grand mère maternelle de Mme M l'a battait + présence d'éléments traumatiques survenus à l'adolescence laisse planer la perspective d'un traumatisme vécu à cette période (possible inceste - qui sera dur à vérifier).


Maman dévoile ensuite un vécu mystique, en l'état dur à analyser : menace de certains esprits ayant essayé de l'assassiner ("panthéon" d'esprit nommés clairement par Mme).Dur de discriminer la présence d'éléments dissociatifs néanmoins, possible présence d'un clivage dur à cerner sans donner plus de contexte aux éléments discursifs recueillis hier.


Par ailleurs, dit 'avoir eu froid à l'estomac' lundi soir et avoir remedié à ça en buvant quelques gorgées de rhume qu'elle a ensuite vomit - Madame M va nous chercher la bouteille pour qu'on la voit. Nous finissons l'entretien avec Madame qui raconte comment un esprit s'est transformé en poisson, avec la bouteille de rhume coincée entre son ventre [proéminent] et sa cuisse...


Nous prévenons que c'est tout aussi bien si elle ne boit plus avant un moment.

Un cas similaire sera détaillé plus loin. En attendant les violences ne s'arrêtent bien entendu pas à l'enfance et un certain nombre de femme nous ont dit avoir quitté Haïti du fait de violences conjugales. En ce dernier cas, c'était de survie qu'il s'agissait. Les violences sociales liées au banditisme sont un autre avatar des violences faites aux femmes : menaces, menaces par arme à feu, tortures, enlèvement, viols, vengeances... Être enceinte n'est pas gage de clémence, là encore.


Conclusion :

Nous avons détaillé le cadre de vie, les raisons de migrer et la situation générale des femmes Haïtiennes dès lors qu'elles arrivent en Guyane. Ces vies accueillent rarement un seul traumatismes, mais plusieurs, entre catastrophes naturelles et violences multiples.

Ces femmes sont en france livrées à elles-mêmes, l'isolement et l'inactivité se conjuguent à la douleur et à la frustration.

L'arrivée d'un bébé, même s'il est synonyme du départ du père du foyer qui s'en va rejoindre une autre compagne, permet pour ces mères de retrouver une place symbolique. Une naissance vient poser les rudiments, face aux traumatismes passés, d'un nouveau socle familial. La relation mère-enfant permet de se reconstruire, d'éprouver de nouveau des affects, de vivre enfin une relation privilégiée.

Nous ferons donc l'hypothèse que la naissance d'un enfant chez les Haïtiennes en situation illégal en Guyane contient une large part de processus de résilience, ce qui amènerait à qualifier ces nouveaux nés de « bébé-résilience ».

 

 

 

Notes : 

1Voir en ligne le site de la Banque Mondiale, https://www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview consulté le 05/04/2023

2Voir en ligne le ministère français de l'économie : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/HT/indicateurs-et-conjoncture consulté le 05/04/2023

3Sur l'encyclopédie en ligne Wikipedia, la page sur les psaumes indique « La Réforme protestante introduit au XVIe siècle l'usage des Psaumes chantés lors du culte dominical [et considère que] les Psaumes sont « une petite Bible », une sorte de condensé de la Bible » https://fr.wikipedia.org/wiki/Psaume consulté le 05/04/2023