❑ Du « désir d'enfant » au « bébé-résilience » : étude sur la maternité des femmes mineurs et très jeunes adultes en Guyane Partie.1

 

La Guyane est le département de France où se compte le plus grand nombre de mères qui n'ont pas encore atteint leur majorité. La maternité des femmes mineurs est souvent considéré comme un défaut du social, une grossesse significative d'une pathologie sociale. de notre expérience, cette assertion est sinon à mettre au placard, au moins à nuancer. 

J'ai eu la chance d'accompagner de jeunes mères ayant entre 13 et 21 ans, non émancipées, au collège pour certaines... Les conditions de grossesse et d'accouchement ont parfois été terribles pour elles et pourtant elles n'ont eu de cesse de répéter leur désir d'enfant. Cette série d'article qui devrait, une fois le texte dégrossie, pouvoir donner lieu à une proposition d'article scientifique (pour l'instant le texte et les annexes comptent une trentaine de page...) présente 19 cas de mères mineurs ou jeunes adultes.

Ces cas seront présentés à part. Tous les noms ont bien entendu été changés.

PS : Si vous trouvez des coquilles, n'hésitez pas à me les signaler !


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Du « désir d'enfant » au « bébé-résilience » : étude sur la maternité des femmes mineurs et très jeunes adultes en Guyane

Introduction


Le concepts de « désir de maternité » tient une étonnante double face. D'un côté il est devenu central au moment où le politique et la société s'en sont emparés dans les années 2000 en France, à une époque où l'héréronormativité du mariage et de la procréation ont été remis en cause, notamment à travers les travaux de François Héritier et Maurice Godelier (Daubesch, 2003 ; Gaille, 2011 ; Strauss, 2006, Tarnovsky, 2017). D'un autre côté, le droit à disposer de son corps et de faire un enfant « quand je veux » à partir des années 1970, conjugué à la procréation médicalement assisté, a participé à replier le désir d'enfant sinon à le faire disparaître sous la dimension de la volition et plus précisément, du projet (Boulet, 2018 ; Clavandier et Charrier, 2015). « La notion de projet parental, qui postule implicitement l’égalité entre les deux membres du couple, explique Legras (2012), est aussi révélatrice de la nouvelle place que la femme tient désormais en matière de fécondité, ainsi que de la nouvelle donne qui s’est instaurée dans le couple depuis que la loi du 4 janvier 1970 a aboli l’autorité paternelle au profit de l’autorité parentale. » Ainsi, des ouvrages de fond tels que celui de Negrier et Cascales, L'accouchement est politique (2016), abordent le 'projet d'enfant' superficiellement, au détour d'une poignée de paragraphes – et de constater l'absence de réalisation de liens entre accouchement et rapport à la maternité (Abdel Baki et Poulin, 2004).
Peut-être la difficulté des milieux militants féministes, moteurs incontestables d'émancipation, de rompre entièrement avec la logique capitaliste dite « ultra-libérale » (Deck-Marsault, 2023) a-t-elle contribué à faire que l'anthropologie du projet soit devenue une ontologie du projet s'immiscent dans toutes les sphères de vie (Boutinet, 2005 ; Boulet, 2018).
Dans cette conception du « projet-d'enfant », le désir d'enfant disparaît au sein d'un scripte de vie bien définit (Clavandier et Charrier, 2015 ; Mottrie et al., 2006). Ce script idéal serait ainsi scandé : il s'agit en premier lieu de finir ses études après avoir quitté le domicile familial, voyager si possible, trouver un emploi stable, fonder un couple, acquérir un stabilité socio-géographique et enfin faire un enfant. D'ailleurs les expressions communes « on essaie de faire un enfant » ou « on s'y est mis » témoignent que même le rapport au sexuel subi[rai]t une inflexion fonctionnaliste.
Surtout, les grossesses ne rentrant pas dans le cadre du scripte décrit ci-dessus (filles-mères ou grossesses tardives, parents handicapés, familles en situation de précarité, grossesses répétés...) relèvent de fait de la pathologie psychique, ou sociale, ou des deux. Notons au passage que ces cas, loin de se cantonner aux marges, montrent que la grossesse ne peut se réduire à l'expression d'une contrainte sociale exercée dans un sens ou dans l'autre en fonction de la validité estimée de la femme (Gaille, 2011, 2009 et 2014 ; Rocher, 2012). Le discours médical, pour ne pas dire bio-psycho-social repliant la gestation et la parentalité sur de simples logiques biologiques et favorisant ce que nous nommerions la « réification de la grossesse », favorise selon nous la naturalisation du fait de devenir mère, le fameux « instinct maternel ». Dans ce cadre, une femme ne serait « vraiment » femme que lorsque elle deviendrait mère (Debest et Herzog, 2017 ; Gravillon, 2007). Et s'il se rajoute la dimension de l'interculturalité, la « réification » de l'exilé au travers de discours coloniaux persistants renforce cette dynamique (Gaille, 2011 ; Dorlin, 2006 ; voir aussi les travaux de Colette Guillaumin : Naudier et Sorano, 2010). Comme c'est trop souvent le cas, la maternité chez les exilées tout juste arrivées sur le territoire, les grossesses se voient simplement qualifiées de « tentatives d'avoir des papiers et de toucher des allocations » (sic.). Cette « théorie », nous l'avons entendu, y compris de confrères et consœurs du service public ou dans des structures privées.
Nous avons deux années durant, entre 2021 et 2023, suivi des mères, en Guyane, au cours ou de suite après leur grossesse, la plupart étant récemment exilées. Or le « désir d'enfant » semble à de rares occasions près chez nos patientes, n'avoir été corrélé avec l'établissement d'un projet d'enfant. Au contraire la maternité nous a semblé offrir une opportunité dans des stratégies visant à s'inscrire « malgré tout » dans la durée, face à des temporalités et des possibles mis à mal par les précarités et des vécus traumatiques.
Notre objectif est donc d'une part de « comprendre comment cette activité sociale de 'production d’enfants' » (...) prend une forme particulière en fonction des propriétés sociales et de la situation des principales actrices : les futures mères » (Boulet, 2018) en essayant d'autre part d'originer et de mettre en évidence les logiques symboliques, déterminants psychosociaux, les sens multiples placés dans le fait d'avoir un enfant (Gaille, 2011 ; Donath et Ego, 2017) au sein de la clinique sociale qui a été la notre sur ce terrain particulier.

1-Partie Théorique
1.1-Désir d'enfant, désir de maternité

1.1.1-Le désir
Une fois écarté d'une part la thèse du naturalisme ou du fonctionnalisme (la femme comme matrice, ayant un « instinct maternel ») et celle du « projet parental » d'autre part, l'option restante consiste à étudier la notion de « désir » dans le cadre du désir d'enfant.
Benoît Didier résume ainsi en 2005 : « Le désir trouve [pour Freud] son modèle et son origine dans la double expérience, réelle et hallucinatoire, de satisfaction. Il trouve son origine dans le rapport du besoin à la satisfaction du besoin, et se met en place sur le modèle de l'hallucination, c'est-à-dire de l'investissement de quantités d'énergie sur des traces mnésiques dans une sorte de court-circuit. Si le besoin trouve une satisfaction (Befriedigung) dans l'action spécifique, le désir, lui, trouve son accomplissement (Wunsch-erfüllung) dans la reproduction hallucinatoire des perceptions devenues les signes de cette satisfaction. Désirer, c'est donc investir des traces mnésiques ». S'inscrivant dans la suite du structuralisme Saussurien, Lacan replace le désir dans une chaîne qui fonde la mécanique du symbolique. Dans ce cadre, le désir naît de l'écart entre demande et besoin. Si le besoin se fait, comme le note Lévinas non sans dérision, le désir ne peut être réalisé car il « ne vise pas un objet réel, mais implique une relation au fantasme » (Didier, 2005) ; Gueguen (1991) rappelle que pour Lacan « le désir n'est désir de rien de nommable ». Si le désir pouvait se voir combler, il deviendrait un besoin. Cependant si le désir porte sur un élément fantasmatique inscrit dans un imaginaire façonné par autrui, un objet qui par définition est inaccessible, il ne peut jamais être comblé ou satisfait. Le désir s'inscrit donc dans le manque, dans un imaginaire symbolique façonné par les désir d'autrui, des désirs dans une inextinguible soif de sens, ce qui implique que le désir, suivant l'aphorisme de Lacan, est le désir de l'Autre.

1.1.2-Désir et maternité
Les désirs d'enfant et de maternité ont ceci de particuliers qu'ils ne visent pas seulement à trouver une « issue réalisatrice » ; ils s'inscrivent dans une chaîne de filiation où les figures d'identifications primaires ne sont plus en jeu de façon détournée mais de façon directe.
« Si je devais résumer le désir d’enfant, explique Bydlowsky, (2000) j’utiliserais une charade : mon premier est la volonté d’être identique à ma mère du début de ma vie ; mon deuxième est mon vœu d’obtenir, comme elle, un enfant de mon père ; mon troisième est la rencontre de l’amour sexuel pour un homme du présent ; et mon tout est la conception et la naissance d’un enfant (...) Le désir d’enfant peut donc être entendu comme détenteur d’un double enjeu : l’identification au parent de même sexe et l’achèvement du processus œdipien dans la mise en acte des désirs incestueux. »
Suivant cette idée, entre en compte la théorie dite du primat du phallus : Luce Irigaray résumait ainsi l'idée suivant laquelle la petite fille, appréhendant l'absence de pénis, sera « dédommagée » par la grossesse, explique l'auteure, de l'humiliation narcissique socialement déterminée de cette absence. Cette grille de lecture sous-tend une décorrélation entre le fameux rapport au sexuel de Lacan et le fait d'avoir un enfant ou de désirer un enfant (Strauss, 2006).
Néanmoins elle présuppose aussi une vision déterministe (pour ne pas dire située dans l'après coup, sinon téléologique) du rôle de la mère, où le manque du phallus, qui serait systématique, ne pourrait être comblé que par le recours à la maternité, ce qui tend à exclure une part biographique, dans une conception personnaliste par exemple, où la subjectivation tient une place centrale. D'autre part, l'identification au père, centrale dans la théorie du primat du phallus exclue les jeux d'identifications multiples, singuliers et évolutifs (Benlacheheb, 2020), nonobstant la dimension anthropologique du désir d'enfant (Charton et Lévy, 2017)
Ces dimensions se révèlent entre autre dans le cas des stérilités psychogènes ou de l'anorexie, fréquemment liées à des difficultés identificatoires. Lorsque surviennent ce genre de difficultés « Le désir œdipien de s’unir sexuellement au parent de sexe opposé laisserait donc place au désir préœdipien de (re)fusionner avec le parent de même sexe. La grossesse pourrait alors renforcer à nouveau le lien mère-fille, serait l’occasion d’un rapprochement, toujours et encore désiré. On pourrait ainsi envisager chez ces femmes 'un désir de grossesse pour la grossesse' » (Gandouly, 2013)
La place du nourrisson devra donc se faire au sein d'un conflit de significations dont certaines sont on ne peut plus éloignées de la conception du projet d'enfant pour lesquelles l'arrivée du nourrisson est une fin en soi. Ceci est d'autant plus prégnant lorsque le parcours de la mère est perclus de conflits, de ruptures, de crises, notamment en cas de parcours migratoire et de traumatismes où il s'agit pour les mère de donner du sens à des trajectoires marquées par la « faute » symbolique où plane l'ombre des parents – mais aussi celle des pairs et enfants laissés au bord du chemin, que ce chemin soit symbolique ou non. « L’ombre de la mère représente la dette symbolique que l’enfant vient incarner, dette d’existence envers la Terre-Mère, qu’une femme règle avec sa propre mère par l’enfantement du premier enfant » (Abdel-Baki et Poulin, 2004). Et cela demeure le cas chez des jeunes femmes chez qui la mère est effacée : « des chercheurs, explique Mouras (2004) ont constaté, à partir d’une expérience de plusieurs années dans un centre maternel pour mères célibataires mineures, que l’enfant avait une fonction réparatrice pour ces jeunes femmes issues de milieux défavorisés et qui ont subi des placements ».