❑ Les "Restavek" : étude sur la maternité des femmes mineurs et très jeunes adultes en Guyane Partie.2
Ici, la suite du précédent article. Il sera cette fois question de détailler le contexte global et de s'attarder sur la question de la maternité et plus précisément des femmes mineurs et jeunes femmes ayant des enfants en Guyane.
Plusieurs points saillants dans le texte suivant sont abordés : d'une part la structure spécifique de la famille en Guyane, des famille mati-focale et des lignées matrilinéaires.
D'autre part sera aussi présenté la situation de ce que les Haïtiens nomment "Restavek", ces enfants confiés à des familles qui abusent d'eux - un enjeu très méconnu pourtant majeur en Guyane.
Enfin seront évoqués quelques spécificités des relations mère-enfant dans le cas de grossesses précoces.
Cadre d'action
Notre recherche s'appuie sur une pratique de terrain en HAD obstétrique et pédiatrique en Guyane.
Le dispositif de HAD vise à prendre en soin1 des patientes ayant des pathologies nécessitant une surveillance soutenue sans qu'un accueil en les murs soit nécessaire. Au sein des services de HAD co-agissent des professionnels (les professionnels œuvrant en HAD ne sont en principe pas des libéraux), sur des modalités identiques à celles d'une structure hospitalière classique. Ils distribuent des médicaments, prennent des RDV, effectuent des passages réguliers au domicile et se concertent dans des « staffs », comme dans n'importe quel Hôpital. La seule différence avec un hôpital doit en principe se limiter au fait que le patient est à son domicile. La HAD est bien souvent présente dans le cadre de soins palliatifs avec comme objectif des soins de fin de vie à domicile. Moins connues sont ses missions consistant à prendre en soin des femmes enceintes ou ayant accouché, ainsi que leurs nourrissons. Les principales pathologies à surveiller sont pour les femmes enceintes le diabète gestationnel et le décollement placentaire ; les prématurités et la surveillance suite à des opérations ou infections dans le cadre de la pédiatrie.
Bien entendu, ce cadre d'action spécifique a contingenté la méthode d'investigation ainsi que le recueil de données, comme nous le verrons plus loin. Avant ça, nous étudierons le contexte global de la région.
La guyane
La Guyane est le plus grand département français ; situé en Amérique du Sud, limitrophe du Brésil et du Suriname, sa population ne peut qu'être estimée. De moins de 40.000 habitants en 1945, elle serait de près de 400.000 au début des années 2020.
L'arrivée continue d’exilés empêche d'en définir la taille exacte d'autant plus que le traitement de la question migratoire a pour conséquence d'en maintenir de force un grand nombre dans l'illégalité. Ils sont principalement originaires du Brésil, du Suriname ou d'Haïti. S'ajoutent aussi des exilés originaires d'autres pays d'Amérique du sud, d'Afrique de l'Ouest ou du Nord et du proche Orient (Syrie).
Il ne faudrait pas non plus négliger la présence des descendants des peuples aborigènes et surtout ceux des esclaves qui se sont libérés par eux-même, les Bushinengue, dont l'essentiel, bien que Français de nationalité, ont comme langue natale des idiomes vernaculaires n'ayant presque aucun point commun avec les langues Européennes. Plusieurs milliers de Bushinengue refusent encore de parler le Français, la langue de ceux qui les ont déporté.
Quoique de loin la zone la plus riche dans cette partie du monde, le taux de pauvreté dans la région est majeur. 42% de l'habitat de Cayenne, chef lieu de la région, serait du bâtit de type précaire - des bidonvilles, appelés « squats » depuis la fin de l'esclavage.
Outre la diversité des origines et la jeunesse, deux éléments caractérisent la population Guyanaise. D'une part les structures familiales tendent à s'orienter sur des modes principalement matrifocales (Lefèvre, 2003). « La matrifocalité est définie par le fait que la mère est le centre de la dynamique familiale sans homme présent à titre permanent. Deux ou trois générations en ligne maternelle peuvent être réunies sous un même toit, le père peut être identifié juridiquement mais peu présent physiquement ou absent. Cette position centrale de la mère supplée la « défaillance » paternelle » (Guillemaut, 2013 ; voir aussi Mulot, 2013 et 2023). Les changements sociaux tendraient à renforcer les structures familiales matrilinéaires, matrifocales sinon matriarcales (Lefèvre, 2003 ; Mulot, 2013).
Une des particularités de ces structures familiales est leur caractère labile. Il n'est pas rare qu'un enfant soit confié à une personne de l'entourage, en général au sein de la famille, parfois en dehors. Les enfants ainsi hébergés pour des périodes variables se trouvent isolés de leurs parents. Dans bien des cas l'accueil est respectable, très souvent il ne l'est pas (Lefèvre, 2003). Les enfants sont alors exploités, sortis du système scolaire, leur argent, leurs papiers leur sont retirés. Certains sont sexuellement abusés. Il s'agit de situations d'esclavage qui perdurent. Les Haïtiens ont un terme consacré pour nommer ces enfants : ils les qualifient de Restavek (Laëthier, 2016 ; l'article d'Hoffman, 2015, nous semble le mieux détailler cette notion). À notre connaissance, il n'y a pas de terme similaire en Guyane néanmoins le phénomène demeure répandu, toute origine sociale/géographique confondue. Deux des femmes parmi celles dont nous parlerons plus loin ont été des Restavek. Cette pratique s'inscrit sur un fond global de violences éducatives telles (Lefèvre, 2003) qu'il nous a fallu a plusieurs reprises, en tant que professionnel, nous interposer pour faire cesser les coups.
En dépit des origines multiples, dans cette société marquée par une identité rhizomatique (Guillemaud, 2013), l'imaginaire local est fortement emprunt d'une mythologie homogène. La magie (le fétiche, le Chembwa ; Garnier et Spaëth, 2022), le rapport aux ancêtres, les rationalités de soin où la « nature » est fantasmée comme providentielle (médication à base de feuilles et de plantes, conception homéostatique des équilibres) sont des composantes non exhaustives de cet imaginaire. La rationalité occidentale reposant, dans le soin, sur la toute puissance du médecin et le fantasme du médicament guérisseur entre en opposition frontale avec les rationalités locales qui sont dénigrées sans autre forme de procès (Ratsaphoumy et Merlet, 2022 ; Carde, 2009). Les rares tentatives de les prendre en compte n'arrivent à les considérer autrement que comme des rationalités inférieures, des erreurs de l'esprit. Les soignants s'occupent de ces rationalités dans l'unique but de faire accepter aux patients le soin et la rationalité médicale (Ratsaphoumy Jurine, 2019, Pp.44 et sq ; Carde, 2009 et 2016) .
La maternité en Guyane : jeunesse et précarités
La maternité en Guyane est en soi un objet d'étude spécifique : on compte, en 2018, 26.4
naissances pour 1000 habitants contre 11.1 en métropole soit plus de 8000 naissances par an en 2018, 30% de plus qu'en 2013 rappellent Bernard et Parez, 2020. Les deux auteures informent par ailleurs qu' « en Guyane, le taux de fécondité à un âge donné (ou pour une tranche d’âge) est de 3,6 enfants par femme. Ce taux est en diminution ces dernières années, mais il est supérieur à celui de la métropole (à présent inférieur à 1,8 enfants par femme) et à celui des pays d’où proviennent les populations migrantes (Haïti : 2,9 ; Surinam : 2,4 et Brésil : 1,8) ». Et de détailler ensuite des éléments préoccupants concernant « un taux de mortalité infantile encore élevé : 10 ‰ en 2018 vs 3,4 ‰ en métropole ; un taux de mortalité maternelle près de cinq fois supérieur à celui de la métropole ; un taux de prématurité, en 2018, de 14 % (au delà du taux mondial de 11 %) et proche de 17 % chez les mères mineures ».
Les précarités sont selon-nous l'autre élément clef à souligner. Plus de 40% des femmes seraient selon l'INSEE célibataires en Guyane. Cette caractéristique est associée à une plus grande précarité en sachant qu'« une étude brésilienne a montré un taux de dépression de 21 %, d’anxiété de 23 %, et d’idées suicidaires de 17 % au cours de la grossesse pour cette population (...) À leur tour, les risques pour le bébé sont à la fois physiques et psychologiques. Parmi les premiers figurent, entre autres, la prématurité, le faible poids de naissance, ainsi qu’un taux plus élevé de handicap, de morbidité et de mortalité périnatale et au cours de la petite enfance (...) Les interactions mère/bébé sont décrites comme étant globalement moins harmonieuses » (Wedland, 2010)
Au rang de ces précarités, nous n'oublierons que le jeune âge des mères engendre des risques de dépendances plus grandes (envers les parents et/ou le compagnon) créées par le besoin de transmission verticale (transmission symbolique) et horizontale (financière) et la fragilité de ces femmes à un moment de la vie où s'expriment les failles narcissiques propres au passage de l'adolescence à l'âge d'adulte (nécessité de se confronter à l'injonction de se constituer un projet de vie).
Le contexte de transitions multiples, à savoir l'effet de la maternité accru par le contexte de primiparité, la transition vers l'âge adulte, les transitions culturelles, sont en soi des facteurs qui par concaténation engendrent des risques majeurs. « Il est important de souligner que la Guyane est le département français le plus touché par le phénomène de maternité à l’adolescence. Les conséquences de ces maternités sont nombreuses : taux de prématurité plus élevé, poids de naissance significativement plus bas, suivi médical globalement moins bon, et aussi : impact psychosocial, décrochage scolaire, difficultés dans l’établissement du lien mère enfant, pauvreté.
En Guyane, en 2018, 707 jeunes filles âgées de 18 ans ou moins ont accouché, ce qui représentait 8,6 % de l’ensemble des grossesses. Parmi elles : 77 % étaient primipares ; 23 % étaient multipares ; 19 % accouchaient pour la deuxième fois et 4 % pour la troisième fois ou plus ; 34 % n’avaient pas bénéficié des trois échographies recommandées ; 51 % avaient débuté leur suivi au deuxième, voire au troisième trimestre ; 3 % n’avaient réalisé aucun suivi (15 % chez les moins de15 ans) » (Bernard et Parez, 2020). Les autres facteurs de précarité (financière, affective, isolement ou autres facteurs liées aux transitions psychosociales) caractérisent la périnatalité en Guyane,
Notons avec Wendland (2010) que « les mères adolescentes présentent plus souvent que les mères adultes des comportements inadaptés, peu soutenants pour le bébé, des punitions et des gestes agressifs (...) Ces derniers apparaissent en partie conditionnés par le soutien social perçu de leur famille et/ou leur compagnon. Les troubles de l’attachement seraient également plus fréquents chez les enfants de mères adolescentes. » Rappelons que cela s'inscrit de surcroît dans une contexte très élevé de violences éducatives en Guyane.
Selon Mottrie et al. (2006) et Rocher (2012), pour des mères adolescentes, la grossesse est un moment de retravail de l'histoire familiale plus importante que chez des femmes plus âgées et a trait avec ce qui apparaît comme relevant de conduites à risques.
Le fait de devoir vivre en situation illégale n'est pas non plus sans effets. Si la recherche sur les femmes parturientes en situation illégale peut être entravée justement par l'illégalité de leur situation (Schoenborn, De Spiegelaere et Racape, 2021, Azria, 2015), les études tendent à montrer une corrélation forte entre situation de migration et mortalité infantile (Schoenborn, De Spiegelaere et Racape, 2021 ; Racape, De Spiegelaere etAlexander, 2010 ; Saurel-Cubizolles, Saucedo et al. 2012 ; Gabai Furtos et al., 2013 ; Panaccione et Moro, 2014 ; Chapellon et Gontier, 2015 – encore s'agit-il ici d'une liste non-exhaustive) au moins parce que « les femmes immigrées ont souvent une situation sociodémographique moins favorable que le reste de la population, ce qui peut rendre difficile l’accès aux soins et accroître les risques périnatals » (Saurel-Cubizolles, Saucedo et al.2012 ; voir aussi Azria, 2015). Enfin, l'origine des exilés est corrélée au taux de mortalité infantile et de prématurité (voir par exemple Hall, Lee et al., 2018 à propos de la surmortalité infantile chez les Porto-Ricains aux USA).