⁂ Etude de cas : « l'autre côté de l'oublie » - étude d'un cas de dépression post-partum 1/2

 

"Le côté de l'oublie" : analyse d'un cas de dépression post-partum chez une femme issue de l'immigration Haïtienne.

A l'origine, cet article avait été rédigé pour illustrer le thème de l'interpellation culturelle que je n'ai pas encore abordé sur ce blog, et il n'est pas certain que j'y vienne. Néanmoins les conditions et le thème global ne change pas, et ce cas, ici, illustre plusieurs thèmes évoqués au sein des autres articles précédemment publiés (et d'autres qui seront publiés plus tard)


Madame HR

1er entretien :

Nos collègues puéricultrices ainsi que la cadre de liaison (IDEL) nous parlent de Madame HR (36 ans), leur orientation vers nous étant assortie d'un habituel : « celle-là, c'est pour toi » à la fois significatif de l'effet provoqué par l'état psychique de cette maman, de ce qui est attendu quant à notre intervention dans ce service et de la dynamique collective de travail.

Selon nos collègues, Madame HR témoigne d'un stress et d'une tristesse conséquente, ils n'en n'ont pas besoin d'autant pour s'alarmer et nous alarmer par la même occasion.

Le premier entretien est particulier, nous nous rendons chez elle avec une stagiaire en soins infirmiers qui nous suivait cette journée là. Nous sommes un mercredi, ça aura son importance.

Nous arrivons donc chez cette dame avec la stagiaire. Madame HR a les yeux rouges, cernés, ses traits sont gonflés. Son regard est typique d'une personne dépressive : ses pupilles sombres ont du mal à soutenir notre regard, elle essaie de cacher ses yeux à chaque fois, ça arrive souvent, que les larmes y poignent. Ces yeux humides ne sont pas même soutenus par quelque sourire timide essayant de cacher le mal-être, bref, ils crient sa tristesse. Le fils de Madame HR (c'est son quatrième) est le patient, il est né à 28 SA (semaines d’aménorrhée). Il est minuscule, moins de 1,5Kg. Notre question de départ, une fois que madame HR nous a invité, la stagiaire en soins infirmiers et nous à nous asseoir à une petite table ronde, est notre habituelle question de départ : « comment s'est passée la grossesse ? » En contradiction avec l'impression qu'elle dégage, madame HR répond que sa grossesse s'est bien passée... jusqu'àu 6ème mois, c'est-à-dire jusqu'à l'accouchement. Nous reformulons notre question et madame insiste : non-non, tout s'est bien passé jusqu'à l'accouchement, comme si ce dernier n'avait été qu'une formalité un peu compliquée, sans plus.

Nous nous centrons donc sur cet accouchement précipité par un état de pré-éclampsie. Madame HR a eu jusqu'à 17/18 de tension (elle n'en avait pas eu lors de ses trois précédentes grossesses). C'est beaucoup, mais certaines de nos patientes sont montées jusqu'à 21 ! D'autres en sont décédées, ou ont perdu l'usage de membres et la parole...

Ici, la pré-éclampsie explique autant la césarienne (CS) de madame HR que l'entortillement autour du cou du cordon ombilical du fœtus. Il ne voulait pas sortir, ajoute Madame HR, avant de dire « j'ai déjà perdu ma mère il n'y a pas si longtemps, je ne voulais pas le perdre aussi ». La phrase dite de manière anodine ne pourra faire l'objet immédiat de notre investigation. C'est qu'à ce moment, en dépit de toutes ces informations, madame HR nous dit toujours, avec ses yeux larmoyant, que tout s'est bien passé. Et puis le premier entretien étant souvent un déversoir, il est difficile de s'arrêter sur tous les éléments signifiants – il s'agit en général de laisser la parole défiler.

A partir de quand la tension a-t-elle augmenté ? Nous optons pour l'hypothèse suivant laquelle l'apparition de la tension au cours de la grossesse serait en bonne partie l'effet d'une somatisation dû à une situation de tension psychique. La tension (artérielle), dit madame HR, est survenue à partir de janvier (nous sommes à ce moment fin avril - début mai), à la rentrée des classes – car Madame HR est institutrice vacataire en primaire, en CP plus exactement.

Nous somme alors circonspect sur le fait que le travail ait pu générer cette tension, même si le travail d'institutrice n'est pas sans effet sur la santé psychosomatique – ni sur le rapport à la parole et au savoir et donc, doublement, au psychologue ; nous en prenons alors bonne note pour mieux, si besoin, jouer sur le cadre de l'entretien au moment où il le faudra. Nous acquiesçons en essayant de faire comme si nous croyons à cette explication. C'est à ce moment que l'entretien s'emballe.

Après une ou deux relance un peu insistantes, certes, Madame HR admet finalement que la tension nerveuse a commencé avant que n'apparaisse la tension artérielle. Elle a commencé à cause d'un diagnostic erroné : on avait dit à madame HR que son enfant serait une fille (elle a eu trois garçons) mais, à 3 ou 4 mois de grossesse, un gynécologue se rendra compte de l'erreur de son collègue1 et rectifiera : ce sera un garçon.

L'anticipation de l'enfant, l'anticipation de son arrivée, s'accompagne d'attentes très fortes or les mauvais pronostics, en rendant caduques ces attentes, détruisent aussi les points qui vont faire sens pour les parents et donc générer de la souffrance (pour rappel, en psychodynamique notamment : absence de sens = souffrance, voir Lhuillier, 2009 mais aussi Illitch, 2019).

Le résultat de cette erreur de diagnostic est sévère : déçue de façon dramatique, madame HR admettra s'être tapée violemment sur le ventre ; elle parlera de dépression générée par cette annonce. Nous restons fixés sur le croisement de ces deux thêmata : travail/stress & dépression/attentes déçues. Madame HR va alors évoquer la survenue de deux accidents de la route au cours de la grossesse – elle n'a alors toujours pas admis, à ce stade de l'entretien, que sa grossesse a été compliquée !

Le premier est survenu juste après l'annonce de l'erreur diagnostique. Madame HR dira que son véhicule est sortie de la route, qu'elle avait loupé un rond point (sans grande conséquence). Cette sortie de route fait écho à une autre : elle travaillait à Kourou (en habitant à Cayenne) et devait donc faire le trajet chaque jour, générant une fatigue intense. Elle dira être sortie de route à cause de cette fatigue au retour du travail.

Énormément de choses sont déjà sorties de cet entretien tout juste interrompu par la visite d'une puéricultrice (ce qui fait que nous seront trois en visite chez madame HR) n'empêchant en rien la mère du bébé d'élaborer. Deux éléments vont encore se rajouter : d'une part madame HR a dit avoir commencé le travail d'institutrice en septembre seulement. Elle a plus de trente ans : c'est une reconversion. Elle a quitté son ancien travail (occupé entre 2017 et 2019 – nous sommes au printemps 2022) après avoir subie du harcèlement dit-elle (à partir de 2018).

Second élément, l'accouchement s'est très mal passé, nous pourrions ajouter, « comme toujours à Cayenne ». Nous renvoyons au cas de madame L qui avait exigé une CS en retenant un médecin par le col, alors qu'elle se vidait de son sang. Bon nombre de familles disent refuser de voir naître leurs enfants en Guyane, certaines économisent pour se faire soigner plus tard en métropole, d'autres décident de quitter le territoire. Madame HR témoigne des mêmes éléments qui viennent remplir notre « musée des horreurs » : en l'absence de brancardiers pour aller voir son fils après l'accouchement, elle ira voir en marchant, la cicatrice de sa CS encore ouverte, son bébé dont l'état se dégradait, sans personne pour lui apporter quelque explications...


En attendant Madame HR dira à plusieurs reprises « ils ont retiré le bébé de mon ventre, je n'ai pas accouché » et appuiera sur le fait que l'impression d'être toujours enceinte a perduré en dépit de la naissance de son bébé.


*


Madame HR ne refuse pas un prochain entretien. Tous auront lieu à la même heure les mêmes jours, c'est-à-dire les mercredis en fin de matinée.


Pour l'heure, nous remontons dans notre “Stepway to Elles” avec l'infirmière stagiaire et allons chez une autre patiente dont nous ferons le compte rendu du suivi car, pour notre sujet, l'interpellation culturelle, cette patient, Madame J, coche toutes les cases.

En attendant d'arriver chez Madame J dont nous devrons pour l'heure organiser le décès de l'enfant, nous profitons du trajet pour faire le bilan de l'entretien à la stagiaire IDE :

-DPP (dépression puerpérale) sévère MAIS...

-nous doutons que la DPP n'ait pu trouver ses racines en dehors d'éléments biographiques antérieurs. Les deux accidents de la route, selon nous, paraissent être 'des actes manqués' interprétables comme des tentatives de suicide ratées ou au moins comme manifestations d'automutilation (auto-mutilation, pourrait-on dire). Elles prennent selon nous ce sens au regard d'un autre élément assez choquant à entendre mais qui n'est pas si rare que ça : le fait que madame HR se soit tapé sur le ventre presque comme si elle avait voulu perdre le bébé (ce dont elle a explicitement témoigné - au moment de notre premier entretien, elle dit cependant avoir investit le fait que son bébé soit un fils et non une fille). Automutilations qui ne peuvent renvoyer qu'à une autre hypothèse : par le passé, madame HR a dû faire des tentatives de suicide. Autrement elles n'auraient aucun sens, si nous nous fions aux apports de la psychodynamique.

Ces deux actes manqués ne peuvent renvoyer qu'à une ou des situations lors desquelles madame HR a frôlé la mort et ce, volontairement.


2ème entretien

Il faut préciser une chose : un monsieur assez âgé, petit, chauve, un ventre en forme de ballon, toujours en débardeur, la bouille comprenant un panel de traits allant de Gandhi à Campay Segundo en passant par maître Yoda, le portable branché sur une radio hurlant des émissions politiques en créole Haïtien, vit chez madame HR.

Nous revenons donc le mercredi en fin de matinée – seuls, cette fois. Nous demandons en guise d'introduction qui est ce maître Yoda qui vit ici, elle nous explique donc que c'est son père. Plus exactement elle vit chez lui. Au décès de sa mère, il y a deux ans, papa ne pouvait conserver le logement. Madame HR a donc engagé des démarches auprès du bailleur pour reprendre le logement afin que le paternel ne se retrouve pas à la rue2. C'est louable, mais la situation implique dès lors de vivre avec lui d'une part et d'autre part avec les frères de madame HR, endeuillés et en demande d'un substitut maternel qu'elle devra incarner... Cette situation va aussi générer des conflits entre son père et son compagnon, venu avec elle. « ça me bouffe le moral » dit-elle même si avec le temps ces conflits se sont apaisés. Néanmoins perdurent des insomnies apparues « depuis son adolescence », date à laquelle nous plaçons pour l'instant sa putative tentative de suicide.

Madame HR dit néanmoins ne pas avoir été dépressive lorsqu'elle était jeune ; une dépression très forte est apparue concède-t-elle après le décès de sa mère, il y a trois ans. Elle détaille la temporalité : sa mère est décédée en juillet, en août elle a accouché (naissance précédent celle du bébé qui est le patient), en septembre elle a effectué la rentrée (elle avait alors repris ses études pour devenir institutrice). Une temporalité heurté et bousculée donc, avec la nécessité de déménager chez son père, ses deux frères étant de surcroît mineurs et, nous l'avons dit, en demande de son soutien...

A ce moment, nous faisons une seconde hypothèse fortement emprunte de psychodynamique : le fait de devenir institutrice prends source dans une dynamique de rapport au savoir et donc de rapport au monde déterminée par sa relation à sa mère. Le rapport au savoir et le fait de se situer dans la transmission du savoir, le don du savoir (nous verrons que Madame HR est excessivement mal à l'aise avec les dons, nous proposerons une explication), place de toute façon l'enseignant dans une position qui nécessite de mettre en œuvre la « fonction maternelle », le fait de nourrir, prendre soin et ouvrir sur le monde. Nous investiguons et ne trouvons pour l'instant rien de probant même si madame HR raconte un élément de son enfance, à savoir que petite, elle jouait à la maîtresse sous la table à repasser de sa mère – ce qui est très loin de constituer un élément suffisant pour valider l'hypothèse.

Nous en profitons pour la questionner sur ses parents : son père, d'origine cubano-haïtienne travaillait, dans le bâtiment ; sa mère d'origine haïtienne faisait des ménages. Nous n'en saurons plus avant un moment, en dépit de nos relances et de quelques tentatives de ruses pour obtenir d'avantage d'informations. Le suivi ne fait que débuter et nous allons cette fois entrer de plein pieds dans l'intimité de madame HR. Elle parle de septembre 2018 (elle est née le 15) – rappelons-nous, c'est à cette date qu'elle avait dit avoir commencé à être harcelée au travail. Elle dit alors « s'être donnée à quelqu'un ». Le compagnon de madame HR ne se gênait pas pour « aller voir ailleurs ». Elle exerçait alors un « job3 » dans l'administration, son cadre est un homme marié avec qui elle ne s'entendait pas, mais ils vont progressivement se « rapprocher »4. Ils écoutaient des chansons mélancoliques, il était devenus amoureux, vraiment. L'homme devait manquer de clairvoyance car il voulait lui offrir (lui faire don) une voiture. Il faut dire qu'offrir une voiture à sa maîtresse alors que le salaire de cette dernière n'a rien de mirobolant, c'est éminemment comminatoire, c'est une invitation à rompre son couple : qui rentrerait à la maison en disant « chérie, j'ai une nouvelle voiture, c'est mon chef qui me l'a offerte » ?

« Je n'ai jamais rien accepté de lui » dit-elle, parce qu'elle ne voulait pas avoir à se justifier de quoique ce soit.

En attendant, quel dur quotidien nous laisse-t-elle entrevoir ! Sans le dire à personne elle pose alors sa démission et trouve un job ailleurs pour prendre de la distance avec ce cadre. Elle est embauchée, et directement on lui présente son nouveau cadre avec qui elle devra partager son bureau... C'est son amant ! Lui aussi a démissionné sans rien dire à personne et a postulé dans la même entreprise !5

Leur relation est telle que certains collègues leur demanderont de faire attention. Ça se voit, disent-ils, qu'ils sont amoureux ou au moins qu'ils partagent des relations intimes. Madame HR va tout faire pour se faire licencier, ce qui va marcher, afin de quitter ce job ET son amant, cet amant dont la femme venait de tomber enceinte après que madame HR ait refusé de tout quitter pour partir avec lui. Elle a hésité, beaucoup, parce qu'il l'aimait, beaucoup. Elle quittera son amant et son travail.

Résultat : quelques jours avant l'anniversaire de madame HR et quelques semaines après la mort de la mère de Madame HR, l'amant va se suicider. Madame HR avait du mal avec les cadeaux, accepter les dons ne lui était pas facile, « ça ne va pas s'arranger », pensons-nous à cet instant. Nous nous disons surtout que ce suicide vient mal combler la question du suicide chez madame HR que nous avions posé la fois passée, car ça ne colle pas vraiment à l'hypothèse formulée. Cependant, les deux « accidents » de la route, avec cette affaire de proposition d'offrir un véhicule peut prendre un autre sens, mais nous ne pourrons aller plus loin ici – faute de temps dans le suivi.

L'amant a laissé une lettre, madame HR le sait, elle s'est plus tard rendue chez la famille de son amant, par contre elle ne sait rien du contenu. Elle a aussi été contacté, une fois seulement, par la femme de cet amant.

« Je pleurais beaucoup » dit-elle, « les gens pensait que c'était à cause du décès de ma mère, mais ce n'était pas ça... et je ne pouvais rien dire du suicide de mon amant... »


3ème entretien

Nous restons néanmoins sur notre fin. Nous n'avons presque rien de l'enfance de madame HR auquel nous rattacher, c'est le sens global qui nous échappe donc. Nous lui posons des questions sur son compagnon, le père de ses enfants. Elle refuse de se marier avec lui.

Nous décidons de clarifier les choses : « écoutez », décidons-nous de lui dire, « vos deux accidents de voiture, je ne pense pas que ce soit de vrais accidents » (d'autant plus qu'elle dira n'avoir pas évoqué à son mari la sortie de route au retour du travail ! ). Nous laissons planer un court silence avant de reprendre : « je pense que ce sont des actes manqués ». Elle ne sait pas ce qu'est un acte manqué, nous lui expliquons. Notons qu'elle s'informera à ce sujet sur internet entre cet entretien et le suivant.

Nous reprenons notre synthèse : « je pense donc que ces accidents sont des actes manqués et je crois qu'ils renvoient à une autre situation : vous avez fait une tentative de suicide au cours de votre adolescence ». Madame HR ferme les yeux une seconde avant de répondre : « non... ce n'était pas au cours de mon adolescence ».

Elle raconte avoir surpris d'une certaine manière certes croustillante mais on ne peut plus humiliante, son compagnon en train de la tromper avec une personne de leur entourage. Elle s'en est aperçue après avoir fait un voyage « sur un coup de tête » en métropole avec une de ses deux sœurs.

Cette fois c'était trop pour elle (elle avait environ 24 ans). La situation faisait en plus écho aux souffrances de sa propre mère qui avait aussi eu à vivre les tromperies de son mari, M.Maitre Yoda qui vit encore au domicile, radio à fond dans la poche de son jean, diffusant un reportage sur la coupe du bois. Il passe derrière nous, les larmes viennent aux yeux de sa fille qui s'interrompt quelques secondes avant qu'il ne reparte. La tentative de suicide est sévère.

On comprend mieux le fait que madame refuse de se marier après ça, en dépit de la pression exercée en ce sens par son compagnon.

 

La suite, ici

 

Notes :

1A Cayenne, il n'est pas rare de voir des trisomie non détectées, ainsi que des malformations sévères que les gynécologues ne détectent pas.

2Se trouve là une étonnante appropriation de la contrainte administrative renforçant la dimension matrilinéaire, puisque l'héritage, l'appartement, se transmet entre femmes.

3Existe, en Guyane, le verbe « Jobber », un « verbe convert dénominal » (Triboux, 2010) tiré du mot « job » terme et opération linguistique certainement apporté par les migrants Jamaïcains (anglophones) ou les Haïtiens, anglophiles. Nous employons donc le mot « job » en excipant son aura « péjorative ».

4Nous noterons que cette situation de « harcèlement » va disparaître pour devenir une histoire d'amour, certes destructive.

5La Guyane est si petite et les champs d'évolution si restreint que cet événement n'est pas si choquant.

6Nous sommes en Guyane ; ailleurs, la couleur de peau ou l'accent suffisent à mobiliser un discours culturaliste