⁂ Etude de cas : « l'autre côté de l'oublie » - étude d'un cas de dépression post-partum 2/2

 [Suite du précédent article]


4ème entretien/5ème entretien

Cette fois, il nous manque beaucoup trop de choses de l'enfance de madame HR pour pouvoir continuer, malgré la richesse de ses propos.

Elle a fait plusieurs allusions et ce jour, nous allons alors nous centrer sur celles-ci. Madame HR est partie de chez ses parents à l'âge de 19 ans. Elle dit avoir eu une vie de « fille sage », respectant les injonctions, observante des règles strictes de ses parents. Elle n'a pas eu un vécu de fantaisies dit-elle. La vie de ses parents ? Elle n'en sait rien. Ils ne lui ont jamais rien raconté de leur passé. Son père vit là, mais il n'a jamais rien raconté de sa vie, ni pourquoi il ne parle plus à sa mère en Haïti ni rien d'autre.

En couple si jeune avec son actuel compagnon, elle tranche : « je n'ai pas eu le temps de profiter de la vie, de vivre ma vie de femme ». Elle aura son premier enfant à l'âge de 21 ans, avant d'avoir fini ses études. Ça n'a pas été sans impacter sa relation avec monsieur : « j'étais dépendante de lui [il ramenait l'argent avec son travail] j'avais des responsabilités de femme (sic.) : tenir la maison, m'occuper des affaires de mon mari » à commencer par la préparation de ses gamelles de travailleur du bâtiment. Précisons que son compagnon est bien plus fidèle et assidu à son travail et à son patron qu'à sa femme qui continue : « j'ai l'impression que la vie s'acharne sur moi ». Elle raconte cette période « pas drôle », après le décès de sa mère, où elle est venue vivre chez son père (Elle avait deux enfants, déjà). Il y avait aussi ses frères à qui elle servait de mère de substitution (allant jusqu'à s'occuper de leurs inscriptions au lycée) : « j'avais l'impression d'être la maman de tout le monde ».

Néanmoins, n'est-ce pas ce qu'elle cherche ? Non qu'il faille retourner contre elle cette situation inacceptable mais la question réside aussi en bonne partie en ce que la place de mère nous paraît plutôt mal acceptée dans cette famille. Seule face à tout le monde, elle s'en tire comme elle peut, d'autant plus que le souvenir douloureux de la perte de sa mère est réactivé à ce moment, au cours de l'entretien, par la crainte du décès de sa grand-mère maternelle.

Face à la difficulté d'accéder au passé de Madame, nous changeons de sujet. Comment ça se passe à l'école ? Les échanges s'orientent alors sur son choix de se réorienter et de fait, elle occupe en classe une place bien plus apaisée. Là, elle exerce la fonction maternelle d'ouverture sur le monde. Elle se plaignait d'avoir eu une fonction d'arbitre dans la famille, voilà qu'au final elle en a fait sa profession.

Nous essayons d'orienter l'entretien sur les fêtes de familles : madame HR aime faire la cuisine mais d'un autre côté, elle ressent ce paradoxal besoin de se tenir éloigné des autres.

« Vous devez avoir du mal à accepter les cadeaux vous ? » lui demandons-nous. Nous avions oublié à ce moment qu'elle avait refusé tous les cadeaux de son amant, nous posions la question en nous fondant sur la relation d'objet : fonction maternelle défaillante = refus enfance = refus cadeaux. Nous nous baserons sur cette équation très Kleinienne pour la suite du suivi.

Là encore, en effet, elle le dit : on lui offre un cadeau, elle le rend, le laisse, le jette. De nouveau, cette névrose est très compatible avec son métier : « les élèves, je ne sais pas pourquoi, ils ont décidé de m'offrir plein de gâteaux ! Je pouvais pas tout garder, je les ai partagé ! »

Notons qu'un de ces entretiens devra être reporté d'une journée (donc placé au jeudi) et mis en début d'après midi. Madame HR en perdra les repères et sera absente. Après un coup de fil, elle s'excusera et rentrera chez elle pour que l'entretien ait tout de même lieu. Le fait d'avoir pu jusqu'alors placer les mercredi en fin de matinée offrait un repère non négligeable, fondait une partie du cadre d'entretien qui s'était ainsi définit.


Autre précision : madame HR fait office de mère avec ses deux frères mais elle a deux sœurs (demi-sœurs) plus âgées qu'elle. Elle les qualifie de « sœurs aux vies un peu dissolues ». L'une a plein d'enfants, l'autre n'a pas vraiment de travail. Néanmoins les deux voyages qu'elle aura fait sur un coup de tête, l'un en métropole avant qu'elle ne fasse une tentative de suicide puisqu'au retour elle trouvera l'amère preuve de l'extensive lubricité de son compagnon et l'autre en Martinique dans la famille de son amant suicidé, ce sera avec l'une d'entre elle. Ce sera les deux seuls moments de « lâcher-prise » identifiés par madame HR pour l'essentiel de sa vie, ce qui en dit long de son sentiment de subir les événements.


6ème entretien

Si la remémoration de l'enfance de Madame HR pose problème à cause de cette fonction maternelle défaillante, l'absence de souvenirs n'est alors pas incompréhensible. En attendant, le suivi s'en trouve bloqué. Il va falloir un peu forcer les choses, contourner ce « blocage », d'autant plus que nous n'arrivons pas à savoir si elle déplore ou s'enorgueillit de cette déficience. Les deux explications sont au demeurant probables.

Nous entamons le travail pour aller de l'autre côté du miroir : qu'elle nous raconte son enfance. Non, ce n'est pas possible dit-elle, elle ne peut même pas discerner si certains souvenirs sont des rêves ou de véritables souvenirs.

Eh bien qu'on y aille, lui disons-nous un peu cavalièrement. S'il n'y a que des bribes, la prise de notes n'en sera que plus facile !

Souvenir n°1 :

« je sortais de l'école [elle se reprendra et dira “du collège”] en 6ème. Je marchais et je suis passée au dessus d'un canal. Il y avait une femme dans un canot, sur ce canal. C'est impossible qu'il y a un canot là, personne ne vient là en canot. Je me rappelle de ses yeux, de son regard, on s'est regardé. Je ne comprenais pas ce qu'elle faisait là où se jettent tous ces canaux avec ces détritus »

Souvenir n°2 :

« On était chez ma tante, tous ensemble, on dormait par terre »

Souvenir n°3 :

« On était chez mon autre tante [elle se reprendra plus tard et dira que nous avions mal compris, que c'était la même tante] ; une fois, un serpent s'était réfugié sous le matelas. » Elle dormait souvent par terre contre ce matelas. Avec le recul, ça lui a fait peur.

Souvenir n°4 :

« Un monsieur venait à la maison. Ma mère jouait beaucoup, elle jouait de l'argent, il venait pour jouer aussi. Je me cachais, je ne l'aimait pas. Il me prenait par la main, il voulait que je m’assoie sur ses genoux. J'ai toujours refusé »

Souvenir n°5 :

« Ma sœur, adolescente, est tombée par terre, dans la salle de bain. Elle s'est effondrée. Elle devait avoir 11 ou 12 ans »

Souvenir n°6 :

« Ma mère avait trouvé des tortues. Elle aimait chercher des feuilles [médicinales] dans la forêt. Elle a aussi ramené un paresseux. Elle massait des gens à la maison [massages/bains traditionnels]. Ma plus grande sœur s'est faite piquée par des guêpes, elle l'a massé dans un bain, ça lui a fait beaucoup de bien ».


Madame peut arrêter ces souvenirs ici ! Nous continuons sur une ou deux choses un peu plus futiles en apparence : « Votre maman était haïtienne : elle faisait le fétiche ? » « oui, me répond madame HR. Elle faisait les dévotions, elle avait une pièce à la maison dédiée à ça. Et puis un jour, elle a tout stoppé. Elle a tout jeté, et elle n'a plus jamais voulu qu'on lui en parle ».

Sur le coup nous sommes fasciné par toutes ces histoires et nous rendons compte de la prégnance de deux éléments :

-le premier, c'est que les deux premiers souvenirs, le tout premier encore plus, semblent être ce que Freud nommait « des souvenirs écrans ». Ce ne sont probablement pas de vrais souvenirs. Mais le premier a une fonction primordiale et, au risque de dévoiler la suite, disons le tout net : nous n'avons pu déterminer à quoi il renvoie exactement. Seules demeurent des hypothèses.

-deuxièmement, ces souvenirs ont un trait commun : la sur-représentation des femmes, à mettre en perspective avec une seule et unique présence d'un homme qui est ici persécuteur.

Ces récits, ces petites fugues, sont magnifiques et à les écrire, dans le compte rendu de ce suivi, nous nous rendons compte comme ils sont significatifs... et comme ils sont dramatiques !

Car le lecteur ou la lectrice avisée aura deviné qu'une affaire d'abus sexuel a eu lieu dans cette famille. Reste à savoir de qui, sur qui, et quand.


7ème entretien

Nous nous rendons ce mercredi chez madame HR avec des bandelettes de papier. Sur chaque bandelette sont écris chacun des souvenirs racontés la fois passée.

Nous livrons à Madame HR une analyse superficielle, vu le contenu lacunaire des bandelettes, de ce à quoi elles peuvent renvoyer.

Devant la densité des entretiens et le blocage envers le passé, nous n'avions pu relever un élément majeur : les deux sœurs ont été placées par la DDASS.

Les larmes viennent une nouvelle fois aux yeux de madame HR – ce n'est pas la première fois depuis le début du suivi. Elle raconte : un frère de son père, un de ses oncles donc, a abusé de ses deux grandes sœurs. C'est après ça que le père a rompu avec toute sa famille. L'oncle a fait de la prison et les deux sœurs sont revenues assez vite à la maison. « C'est à cette époque, l'épisode dans la salle de bain ? » Oui, c'est le cas. De même que l'abandon de la pratique du fétiche par la mère, même si madame HR a du mal à faire le lien. Elle ne veut pas en parler. L'oublie a une fonction : ne pas faire remonter tout ça. De même que son mari qui lui demande d'oublier ce qu'il a fait comme bêtises avec elle. Elle s'exclame : “on n'est pas du même côté de l'oublie ! ”

Dans cette phrase particulièrement bien formulée, Madame HR nous semble réussir à synthétiser ce qu'est la mémoire et comme la mémoire n'a qu'un sens : cacher ce qu'on ne veut pas voir s'y trouver.

Elle raconte encore : « j'ai fais une crise avant hier [c'était un jour férié]. Je me suis levée pas très bien, je suis allée acheter des petits déjeuners à la boulangerie pour toute la famille. Je pouvais enfin regarder un dessin animé avec les enfants, j'ai juste demandé à leur père de baisser le son de son téléphone – il jouait dessus. Il m'a répondu que mon père pourrait faire de même. Ça m'a énervé, je lui ai balancé des choses, même mes lunettes... »

« Vous lui avez balancé ce qui vous passait sous la main quoi... »

« ah non ! Ça, je ne le fais plus ! Une fois je l'ai fait, je lui ai jeté une assiette au visage. Il saignait, je me suis dit 'j'espère qu'il va se vider de son sang'. Il avait mal, il m'a demandé de le conduire aux urgences. J'ai refusé. C'est quelqu'un d'autre qui l'a amené. Il a eu 7 points de suture ».

Nous lui faisons remarquer qu'elle raconte ça avec un large sourire (c'est la première fois que nous la voyons sourire). « pas du tout, dit-elle avec un air léger, je n'en suis vraiment pas fière ! » Elle a, à ce moment, des difficultés à ne pas rire.


Dernier entretien

Après quelques hésitations, le « préma » de Madame HR va mieux. Son poids décolle, sa respiration est fluide, il va donc pouvoir quitter la HAD. Aujourd'hui ce sera le dernier entretien. Nous le signifions à madame HR. Son père, derrière, fait la cuisine. Il a la radio sur son portable. Au cours du suivit, une fois, il sera venu près de nous, au cours d'un entretien, avec le portable dans la poche arrière de son jean, diffusant à fond une émission radio où seuls se faisaient entendre du bois coupé à la hache puis scié. C'est une expérience. Nous y avons vu l'attitude d'une personne qui souhaite aussi manifester à sa manière sa présence.

Nous disons à Madame HR qu'il faudrait peut-être qu'elle pose des questions à son père. Elle répond qu'elle n'en fera rien. Soudain, son père coupe sa radio. Nous disons à voix basse « votre père comprend qu'on parle de lui, il a éteint sa radio. Allons le voir ! »

Elle refuse.

Nous disons que le suivi est donc fini, que nous allons nous en aller mais avant... « Me permettez-vous d'aller questionner votre père ? » Oui, mais pas sans elle ! Dit-elle. Nous allons donc voir l'homme, mi maître-Yoda mi Campay Secundo. Il fait très mal semblant de ne pas nous attendre ; il accepte nos questions. Nous discutons un peu, mais un tournant inattendu nous surprend. Il parle du décès de sa mère, madame HR s'exclame :

« quoi ! Mamie est morte ?! Tu ne l'avais pas dit »

Nous, faisans un clin d’œil complice à Madame HR : « en même temps, vous ne lui avez pas demandé ! »

Le père : « oui, c'est vrai, tu ne l'as pas demandé. Mais aussi, maman, elle est morte, tu avais trois ans, je n'allais pas te le dire comme ça, tu n'aurais pas pu comprendre... »

Nous : « d'un autre côté, ça fait trente ans que votre fille n'a plus trois ans. Depuis, elle était en mesure de vous écouter ! »

Madame HR : « Oui, ça fait longtemps quand même que tu aurais pu me le dire ! »


Nous choisissons ce moment pour s'en aller définitivement.


Conclusion :

La dimension interculturelle de ce suivit ne peut être ignorée. Le père de Madame HR évoquera rapidement sa vie difficile à Cuba, la dictature de Batista, la fuite en Haïti sous Castro. Haïti, première terre d'immigration avant de venir en Guyane.

1-Laisser deux fois derrière soi une terre d'attachement, c'est deux fois éprouver un déracinement, c'est changer deux fois de langue, laisser les attaches symboliques, rompre avec la famille qui demeure...

2-La mère de Madame HR qui fait sa magie importé d'Haïti pour la taire comme on décide de taire une honte.

3-Des transmissions rompues, des langues tues, des pratiques magiques qui disparaissent, des identités perdues, une transmission matrilinéaire qui créé une ambiance au domicile déroutante pour les soignants occidentaux (les soignants auront été tout au plus questionnés par la présence du père de Madame HR qu'ils n'auront pas identifié). Autant d'éléments qui auraient pu soulever un questionnement de type interculturel. Or ça n'a pas été le cas.


Plusieurs raisons selon nous :

1-la langue. La langue est souvent le marqueur relevé6, tel un symptôme, de différence culturelle. Or Madame HR est française et parle un français à peine teinté d'accent créole.

2-le lieu de vie est un appartement classique et bien tenu. La précarité existe ici mais comparée à la précarité extrême d'autres patients, Madame HR et sa famille passent pour des gens 'favorisés'.

3-les soins ont été acceptés tels quels par la mère.

4-le suivi a été faiblement complexe pour les soignants. Au cours de ce suivi, la mère ne se sera jamais opposé au soin. Des éléments auront certes questionnés les soignants, en termes d'attachement notamment, mais la réduction de l'écart de ce qui fondait la dissonance chez eux n'aura pas trouvé de fondement dans des éléments nécessaire à ce que la culture puisse être assignée. Au contraire, il sera supputé une possible « dépression » allant dans le sens d'une « psychiatrisation » des explications. D'une interpellation l'autre...