❑ Intervenir au domicile en Guyane : Spécificités, intérêts et risques
L'objet de ce texte est de présenter les spécificités du travail de psychologue en HAD pédiatrique d'une part, et lorsque ce domicile se trouve en Guyane, dans des bidonvilles, d'autre part.
1-Psychologue au domicile
Le domicile a bien évidemment une fonction utilitariste mais autant que le fait de se nourrir, de se vêtir/maquiller, que la façon de se déplacer, etc. occuper un domicile renvoie à une fonction symbolique majeur.
Le
domicile est par essence l'image projeté au sein d'un espace de la
dynamique interne de la personne ou du système socio-familial dans
lequel elle évolue. Les
extrêmes les plus connus sont la « chambre d'adolescent »
ou bien le domicile des personnes atteintes du syndrome de Diogène. « Le domicile en tant que substance
contenante organisée et investie par le patient – ou inorganisée
et non investie ou contre-investie par le patient –, reflet en
quelque sorte de son intériorité dans son exubérance ou sa
pauvreté, projection du corps propre » (Frutos, 2011) « Le
domicile nous parle alors de son habitant, nous raconte une
histoire, nous donne à voir, tout comme il peut aussi nous emmener
sur de mauvais chemins » explique Hawke (2013). Ces deux
auteurs se basent sur leurs expériences de psychologue en HAD.
Les soignants de HAD entrent au domicile du patient et sont donc bien plus confrontés à cette intimité qu'un infirmier d'hôpital (qui a certes un aperçu de la vie intime du patient par l'aspect dans lequel le soigné laisse sa chambre d'hôpital) et encore plus qu'un psychologue ou un médecin recevant dans leur cabinet.
Dans le cadre de la pédiatrie, « La sortie de plus en plus tôt de la maternité et le retour au foyer avec leur nourrisson peut plonger les mères dans un grand sentiment de solitude, d’inquiétude, et parfois déclencher de véritables angoisses s’exprimant au travers des interactions avec leur bébé. Les mères peuvent aussi rencontrer des difficultés pour se déplacer qu’elles justifient par une atteinte somatique, par exemple une épisiotomie » (Cohier-Rhaban, 2007). L'intervention du professionnel et du psychologue au domicile comblent ici un vide institutionnel.
D’après S. Fraiberg, continue Cohier-Rhaban (2007) le domicile favorise l’accès « au fonctionnement habituel de la famille, et à celui de la mère avec son bébé. Aussi l’aménagement du cadre ne va-t-il pas entraver mais bien plutôt permettre une appréhension du monde interne de la mère (ou des deux parents) et l’engagement d’un processus psycho-thérapeutique en profondeur ».
Le soigné n'est plus appréhendé dans l'isolement aseptisé d'un bureau ou de sa chambre d'hôpital, surtout lorsqu'il s'agit d'un bébé : la dimension relationnelle et collective (avec l'équipe, avec toute la famille) joue à plein dans une prise en soin où parfois, les voisins, des proches, des amis, sont intégrés à la démarche. En pédiatrie, en Guyane, l'action concerne fréquemment trois générations de la même famille, quatre parfois, mais nous reparlerons plus loin, des spécificités de l'intervention au domicile dans les squats.
Les effets sur la pratique des professionnels et sur la réception du soin sont multiples. Nous l'avons souligné : le professionnel entre au domicile. Cette venue, cette visite ne tient pas de la visite amicale, n'est pas une effraction mais relève cependant plus de l'obligation que du contrat sans être non plus de l'ordre de l'intervention de la police. En HAD, elle n'est pas non plus une visite d'infirmier libéral : c'est bien le service pédiatrique qui, avec le professionnel, passe la porte d'entrée. Cette situation atypique a rarement, nous semble-t-il, été décrite en ce sens sinon par Véronique Cohier-Rhaban (2007) dans le cadre de VAD dans un contexte institutionnel proche (un service de périnatalité). Si la pratique ou l'attitude d'un infirmier libéral venait à incommoder un patient, celui-ci pourrait sans trop de difficulté en changer. En HAD, professionnels comme patients doivent « faire avec » et l'un comme l'autre éprouvent cette sensation d'absence de replis lorsqu'ils sont en contact – même si la relation thérapeutique apporte sa dose d'affects positifs. D'autant plus que ceux-ci sont exacerbés. Le domicile, c'est le partage de l'intimité, y compris pour le soignant qui se dévoile ou bien se met sur la retenue lorsque le domicile du patient suscite le dégoût. Le patient lui aussi est « pris sur le vif », a le sentiment de faire face à une « intrusion » (Frutos, 2011) au cours d'un segment de sa vie allant de quelques minutes à une heure parfois, pour certaines de nos VAD. Sans être vécue de façon intrusive, la visite ne tient que rarememnt de l'invitation.
La pratique des VAD est donc une prise de risque pour le professionnel : « Le psychologue qui accepte de travailler à domicile se met en position d’être déstabilisé de manière spécifique. Il touche à sa 'base de sécurité professionnelle'. » (Cohier-Rhaban, 2007 ; Mercier, 2005 ; Denis et al., 2015 ; Frutos, 2011). Le patient en revanche oscille entre deux pôles : le fait d'être acculé par le soin jusqu'à son dernier repère, son domicile, et l'attente parfois très forte de la visite des soignants. Cohier-Rhaban rappelle que les mère de retour à leur domicile avec leur nourrisson, surtout pour les mères primipares ajouterions-nous, entament un processus de détachement des soignants comparable au détachement progressif de leur nourrisson avec elle.
Dans le cadre de l'obstétrique, les mères éprouvent une angoisse de l'accouchement confinant parfois à la peur de la mort, une peur justifiée pour les femmes sachant qu'elles s'en tireront bien si elles seront en situation de pré-éclampsie au moment de l'accouchement
2-Intervention et travail de la demande au domicile dans les squats de Guyane : problèmes et tabou
l'inversion de la demande (voir l'article sur la demande inversée) rebondie sur la nature de l'intervention au domicile en Guyane. Le service pédiatrie intervient, en 50 et 75% du temps, dans des bidonvilles ou au sein d'habitats collectifs précaires. Les squats, en Guyane, sont globalement cachés à la vue même s'ils représentent, nous l'avons dit 42% environ de l'habitat. Leur entrée se dérobe aux pas de la personne visitant la Guyane ou bien même aux Guyanais dont bon nombre ne sait où se trouvent ces zones. L'entrée au domicile redouble cette chape, il s'agit d'aller voir dans ce qui est déjà à peine visible.
Nous avons plus haut évoqué les spécificités des VAD, du travail au domicile du psychologue ; le travail dans les squats génère de « la spécificité au carré » (de la spécificité par la spécificité, nous reprenons le jeu de langage d'Yves Clot, 1998). « Il est parfois évoqué le fait que l’intervenant à domicile est bombardé par la réalité socio-familiale qu’il rencontre. C’est vrai, explique Mercier, qu’au cours des premières visites, le cadre de vie a un effet sur la sensibilité du thérapeute. Le fusil accroché au-dessus de la cheminée, la télévision branchée sur Les feux de l’amour, la photo des membres de la famille ou la table pas encore débarrassée, viendront s’inscrire sur l’écran conscient ou préconscient du thérapeute » (Mercier, 2005). « Les implications spécifiques du domicile concernent la situation même du domicile ainsi que les objets et les personnes qui s’y trouvent. Il s’agit d’abord de respecter les règles élémentaires qui s’imposent à tout un chacun, dans notre culture, qui est reçu chez un autre ; à ce titre, l’entrée peut lui être refusée. Ainsi, être reçu au début d’une HAD, c’est, pour nous, thérapeutes, venir dans la vulnérabilité, hors de tout mur professionnel protecteur, pour faire notre métier. L’accueil ne nous est pas acquis, nous nous asseyons sur des chaises, des fauteuils qui ne sont pas les nôtres, avec les règles d’une proxémique que nous ne maîtrisons pas. Nous percevons en nous appréhension et peur de l’inconnu et nous imaginons celles du patient. S’il est vrai que la maison est une projection du corps propre dans son rapport avec l’histoire, alors nous pouvons imaginer le risque qu’accepte de prendre le patient en nous recevant chez lui, dans son chez-soi. C’est pourquoi nul ne peut rentrer chez quiconque le verbe haut et l’interprétation triomphante » (Frutos, 2011). Notons un aspect majeur en Guyane : le professionnel enlève les chaussures lorsqu'il se rend chez le patient. Ces derniers attendent qu'on entre chez eux pieds nus ou au moins que le professionnel face mine de les enlever. Rares sont les familles qui offrent le café, le fait de n'en pas avoir les moyens explique cette absence mais les rares cadeaux faits à l'intervenant (un repas, du pain...) en sont d'autant plus significatifs. Ils sont significatifs d'un transfert, une réelle marque d'affection envers les soignants qui débattent entre eux : faut-il refuser un don de la part de personnes ayant si peu, « ou bien accepter un temps d’être manipulé (...) voilà un levier thérapeutique précieux » (Frutos, 2011).
Au sein des squats, le « bombardement » évoqué par Mercier est constant et redoublé, les feux de l'amour sont des dessins animés, les logements sont parfois surchauffés sous le soleil, ils sont souvent humides. La place manque, l'organisation est spartiate, sommaire. Il n'y a pas toujours de quoi s'asseoir. Assez peu d'éléments de personnalisation ou de décoration singuliers sont présents : ni photos aux murs, ni portraits, ni images, ni calendriers. Ils sont absent autant parce qu'inexistants, mais aussi parce que renvoyant à une vie normale qui ici ne l'est jamais. Le bonheur n'imprime guère ses marques sur les murs intérieurs des cases. Les bibles sont les seuls ouvrages présents.
Les logements n'ont pas d'eau, il faut aller la chercher à des robinets (payants) armé de bidons puis les monter ou les porter sur de longs sentiers : les squats sont en général placés en hauteur. Cette géographie n'est pas sans conséquences chez des femmes dont la césarienne est douloureuse. L'électricité, détournée, est aléatoire (contrainte rédhibitoire lorsque le nourrisson doit être placé sous oxygène). Les entretiens se font avec des enfants plus jeunes, souvent remuant, en demande d'une attention maternelle. Les voisins sont parfois présents, ainsi que les « commères » lorsqu'il y en a.
Le cadre est marqué par une proximité physique avec les patients, concourant à accroître encore le sentiment d'intimité généré par la présence au domicile.
À notre connaissance, les patientes Haïtiennes comme Surinamaises n'ont pas eu l'occasion avant notre venue d'échanger, au cours de leur vie, avec un psychologue – sinon peut-être celui du pôle mère-enfant de Cayenne. Le mot « psychologue » leur est connu mais notre présence ne fait pas systématiquement sens, peut-être est-ce la principale des raisons conduisant à ne pas demander notre passage.
Il n'y a donc pas de demande de la part de ces patientes, le psychologue est clairement en posture d'intervenant, au sens littéral, de « venir entre ». Il vient au domicile, entre les murs, il pose des questions et vient entre des représentations et significations problématiques. Notre présentation, par téléphone, avant de nous rendre chez les patients, consiste simplement à dire que nous viendrons au domicile en tant que psychologue afin de faire un bilan d'entrée. Le créneau définit conjointement est souvent oublié par ces femmes somme-toute astreintes à tout un tas de RDV dont certains confinent à l'obligation.
Frutos en 2011, dans le cadre d'une pratique en HAD psychiatrique, expliquait aussi se présenter par une annonce simple et variant peu dans le temps. « Il convient ensuite d’amorcer une relation subjective, ce qui revient à dire une relation où aucun humain ne soit impunément interchangeable » avant d'expliquer qu'en l'absence de demande clairement formulée, le consentement doit être considéré comme acquis suivant des modalités subtiles : « Il convient d’accepter l’ambivalence, la méfiance et tous les sentiments négatifs, qui n’ont pas intérêt à être niés sous peine de retour inopiné désagréable. De même, chez certains patients provisoirement incapables de dire 'oui, je suis d’accord', la seule absence de non-agi, c’est-à-dire le fait par exemple que les patients ouvrent la porte et soient là au moment des rendez-vous, ayant parfois préparé le café, ou la présence d’autres indices subtils d’engagement pourront légitimement être considérés comme une acceptation de départ ». Rappelons pour insister sur un élément central : nombre de nos patients sont Créolophones et ne comprennent pas le français voir, pour certains, n'ont pas les capacités de comprendre que nous ne comprenons pas leur langue. L’ambiguïté est constante et renforcée par les divergences de langage, de représentations et de rationalités.
Partant, le cadre d'action ne peut être un simple entretien. Trop d'éléments se mélangent, plusieurs champs se croisent et dans la situation de « demande inversée » évoquée plus haut, le psychologue peut venir faire émerger une parole et une demande qui excède parfois son cadre initial d'intervention : « Oser, telle est la problématique qui se pose au clinicien dès lors que son cadre habituel et conventionnel n’est plus là pour soutenir son travail d’écoute et d’aider le sujet » dit Louis (2012). Le psychologue évolue donc en un terrain parfois rugueux (au sens symbolique comme au sens littéral) et peut être conduit à se poser la question de réaliser des actions qui sortent de son champ. Le dilemme se posant à lui est de savoir s'il reste dans une posture visant à faire émerger une parole concernant l'intime, dans le cadre d'une démarche réflexive en sachant que ce travail est soumis à une contrainte de temps, les prises en soin étant courtes, ou bien à soutenir la personne et/ou réduire son angoisse par le biais d'actions simples : faire un transport, rédiger un courrier, assurer un repas, donner un biberon...
Face à ses enfants qu'il ne peut nourrir, la souffrance du parent est immense. Il demeure possible de travailler autour de la problématique œdipienne. Rappelons-nous cependant que ce patient initialement n'a pas demandé notre venue. Il est aussi possible de l'emmener voir un proche ou de chercher un colis permettant d'assurer un repas, de lui permettre de retrouver un moment la face devant ses enfants. En fonction de sa sensibilité, de l'urgence, de la façon dont le terrain happe littéralement le psychologue, il devra trouver une réponse adapté, en maintenant le cadre émancipateur dans lequel il souhaite voir sa pratique reconnue. « Bien entendu, tempère Mercier (2005), dans cette proposition de visite à domicile, il n’est pas question ici de se situer comme conseiller ou travailleur social, dont les rôles et les objectifs sont spécifiques et souvent indispensables. Il s’agit plutôt de reconnaître le lieu d’intervention comme espace psychique où se joue un certain nombre de phénomènes intersubjectifs. » Néanmoins dans le cadre d'urgences multiples (y compris temporelle vu la durée des prises en soin) constituée par la nature de l'intervention en squat, le psychologue doit être prêt à intervenir en faisant évoluer sa posture y compris parfois en se contentant d'un travail peut-être superficiel en termes de réflexivité consistant en un recueil de plainte ; néanmoins reconnaître ces plaintes, leur validité, constitue déjà un élément de répit inédit pour le parent.
Le travail du psychologue tel que nous l'avons fréquemment envisagé et mis en œuvre sortait donc à la fois du travail d'élaboration psychologique, mais aussi du cadre simplement centré sur la personne du patient. Dans cet ailleurs radical que constitue le squat pour un psychologue Toulousain, son passage est l'occasion pour une voisine, une commère, de raconter un viol, des attouchements, des violences qui ont jusqu'alors été tues. Cette habilitation de la parole, au delà de l'aspect d'élaboration pour l’énonciatrice, est une façon de montrer à la patiente témoin de ce discours que la parole peut être tenue, c'est aussi la possibilité de montrer que des expériences douloureuses ont été vécues par d'autres, que la mère peut parler.
Cette posture du psychologue que nous avons choisi d'endosser est éminemment critiquable. Nous aurions certainement fait différemment ailleurs, mais le pire pour le psychologue est cette solitude dans ce monde inexistant. Inexistant car les autres, hors de cet ailleurs, ne peuvent, ça ne peut leur être reproché, saisir l'intensité de la situation.
En Guyane, le soignant intervenant au domicile apprend à ne pas raconter à ses proches sa journée sur le terrain – à la façon dont les soignants en soin palliatifs pédiatriques ne racontent pas les décès des nourrissons. Les échos de ce vécu intus et in cute ne peuvent être évoqués, aucune scène sociale ne peut y être confronté. C'est un tabou.